Réfugié en métropole : le récit de Boualem Boashash

Publié le 12 juillet 2020

Témoin de la torture, de l’injustice, de la barbarie, de l’incompréhension ; Boualem Boashash est un témoin de la guerre. Cette guerre qui sortira l’Algérie de la colonisation française, cette guerre qui le poussera lui et sa famille à se réfugier, jusqu’à la fuir.

Boualem Boashash, le 9 juillet 2020

Il y a deux ans, j’avais lancé un appel à témoignages sur les réseaux sociaux. Boualem Boashash a été la première personne qui m’a répondu, et le premier témoin avec lequel je me suis entretenue. Notre discussion a duré près de trois heures au téléphone, tant j’en apprenais sur lui et sur la guerre d’Algérie. Son histoire m’a profondément touchée et marquée, et les nombreuses références qu’il m’a transmis sur cette guerre m’ont beaucoup apporté. Ce témoignage résulte de cette discussion lors de l’été 2018. Je l’appelais de Paris, lui résidant en Australie. Cette semaine, le 9 juillet 2020, j’ai eu la chance de pouvoir enfin le rencontrer, dans un petit café à Lyon. Voici son récit.

Les premiers pas de Boualem, le début de la guerre d’Algérie

Boualem naît en 1953 dans un village de haute Kabylie. Il vit avec sa mère et sa petite sœur, son père travaille dans une ferme tenue par un colon. La guerre d’Algérie débutera un an après, et mettra fin à plus d’un siècle de colonisation française.

Le témoignage de Boualem est frappant dès ses premières paroles. Il confie avoir des « photos inscrites en mémoire » : des soldats qui alignent d’autres hommes – des maquisards – contre un mur puis les fusillent. Une scène ancrée dans ses tous premiers souvenirs, lui qui n’était que très jeune enfant mais déjà témoin d’une extrême violence. La violence de la colonisation devient alors une blessure qui ne s’effacera jamais. Des plaies qui peinent à cicatriser et surtout des traumatismes pour la génération qui précède Boualem ; aucun de ses aînés ne parviendra à lui parler en détail de la réalité, comme un blocage, probablement dû à un sentiment de « honte de ne pas être parvenu à protéger les siens ».

Plusieurs massacres opérés par l’armée française poussent alors sa famille à fuir en 1958 et à se réfugier dans d’autres villages de Kabylie qui ne sont pas encore complètement sous le joug de l’Administration militaire française.

Fuir les massacres de la guerre

La foule, l’animation, le monde : Alger, 1959. Boualem a six ans ; c’est la première fois qu’il voit une grande ville. Il arrive à Alger après un long voyage, en plusieurs étapes, accompagné de sa mère, son père et sa petite sœur, guidés au début par un de ses oncles qui indiquait le chemin à travers les bois afin d’éviter tout contrôle militaire. Une fois dans la capitale, ils prennent le bateau, direction Marseille, et leur statut d’Algériens ne leur permet pas de voyager autrement que dans la cale. En se remémorant le voyage, Boualem se rappelle alors de l’odeur du vomi et de la saleté qui y régnait.

Puis avec sa famille, il arrive en France, où ils s’installent à la Verpillière, en région lyonnaise. Très peu de souvenirs jusqu’à son entrée à l’école à 7 ans, Boualem se rappelle toutefois de l’indépendance et des tirs qu’ils avaient reçus sur les volets de la maison. En 1962, année de la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, il est alors témoin d’un climat social très tendu, auquel il devra faire face durant toute sa jeunesse.

Peinture de Wafâa B.

« Un système de discriminations incroyable »

Une violence institutionnelle, physique et mentale

Avant son adolescence, il souffrait de scouts plus âgés qui attendaient les enfants Algériens à la sortie des cours pour les frapper. Écolier, il a dû faire face à de nombreuses difficultés discriminatoires durant toute sa scolarité pour passer les classes. De plus, l’accès à l’Ecole Normale lui avait été refusée pour la raison qu’il était Algérien, alors que ses résultats scolaires lui y donnaient accès et qu’il était français officiellement.

En effet, ayant énormément de facilités, Boualem est très doué à l’école, mais sera contraint de redoubler à deux reprises. Il me raconte que c’est sans oublier les « bons profs qui faisaient très bien leur travail », qu’il se rappelle aussi de ceux qui « tentaient de créer des problèmes ». Certains de ceux-là étaient des pieds noirs forcés de quitter l’Algérie, dont la frustration se faisait ressentir sur le traitement de leurs élèves. Ainsi, Boualem s’est par exemple vu contraint de redoubler deux classes durant sa scolarité ; le CM2 et la première, malgré le fait qu’il était un très brillant élève.

Ces injustices perdureront toute sa vie en France, mis de côté dès la seconde. Boualem me confie que « les années 1970 sont les plus révélatrices de la discrimination à l’égard des Algériens ».

En 1973, alors qu’une vague d’attentats racistes vise les Algériens, Houari Boumédiène stoppe l’immigration vers la France, évoquant le motif de l’insécurité pour les ressortissants algériens. Cette année-là, Boualem a vingt ans et obtient son baccalauréat ; cinq ans après, il obtient un diplôme d’ingénieur. Mais il ne trouve pas de travail, à la différence de ses camarades. Il effectue alors un master puis un doctorat d’entreprise, mais il se voit expliquer qu’il est Algérien et donc qu’on ne « peut pas le garder ». Il rejoint alors l’INSA de Lyon pour une durée limitée en tant qu’enseignant-chercheur. Mais ses seules propositions d’embauche sont des contrats à durée déterminée, malgré ses compétences. Boualem décide alors de quitter la France.

« L’injustice a fait se développer en moi un caractère de résistant »

Ne pouvant accepter l’injustice à laquelle il assiste dans un système qui prédestine les Algériens au prolétariat, lesquels se voyaient contraints de lutter pour continuer leurs études, il s’envole pour l’Australie à trente ans. « Toutes les portes se sont alors ouvertes à moi, j’étais vu comme une personne brillante reconnue pour ses compétences », alors qu’en France il était perçu comme « un Algérien pas à sa place », comme en témoignent les nombreuses réflexions telles que les « T’es pas comme les autres ».

Pour que son potentiel soit reconnu à sa juste valeur, il a donc fallu que Boualem quitte l’hexagone et abandonne sa famille. Un sacrifice qui lui a fait ressentir une certaine rancœur envers la France, « J’en voulais à la société française pour cette injustice ». Quand je demande comment il est parvenu à surmonter tout cela, il répond que l’injustice a fait développer en lui « un caractère de résistant », et que surtout, son attachement à ses sources et sa croyance en Dieu lui ont « accordé une force de résistance et de personnalité ».

Notre discussion se termine sur un bilan doux-amer. En même temps que je réalise l’incroyable constat suivant : Boualem est parvenu à surmonter toutes ces difficultés jusqu’à devenir Professeur dans une grande université anglo-saxonne, classée 50eme dans le monde – il est aujourd’hui Professeur Émérite à l’Université du Queensland, en Australie – Boualem mentionne la triste réalité suivante : il est le seul Algérien de son village à avoir fini des études supérieures, et tous ses amis d’enfance algériens ont fait de la prison, ont été expulsés vers l’Algérie, n’ont pas réussi à survivre après la guerre, ou sont décédés.

Mais surtout, notre conversation s’achève sur un message rempli de sagesse et de paix pour la jeunesse franco-algérienne. Lorsque je lui demande quels messages il aimerait adresser à cette génération, Boualem mentionne « l’importance de cultiver le savoir, de s’éduquer dans les sciences islamiques et laïques, et d’apprendre à apprendre. Ne jamais s’arrêter. Le savoir permet de gagner ce combat contre la discrimination. ». Il relève aussi la nécessité de l’entraide ; « de se servir du peu de connaissances que l’on a pour aider les autres activement ; celui qui aide les autres s’améliorera toujours et sera aidé à son tour, c’est une partie d’être musulman ». Finalement, il mentionne de bien comprendre que les difficultés forgent le caractère et nous aident à nous rapprocher de Dieu.

Ecrit par Farah

Explication de la peinture et ressenti de Wafâa 

« Je commencerais par dire qu’il s’agit d’une peinture de symboles. En effet, l’intérêt était de retracer les répercussions de la guerre d’Algérie dans la vie d’une personne qui finalement y a été confrontée très jeune, et qui en a vécu les répercussions même plus tard.
Les montagnes de Kabylie, terre de naissance, la villa typiquement Algéroise, ville de passage pour une autre : Marseille. Marseille et ses grands immeubles, ville impactée suite à l’indépendance de l’Algérie, d’une vague de haine et racisme impactant encore une fois Boualem.
Du haut du toit de cette villa algéroise, Boualem enfant contemple l’horizon qu’il finira par prendre plus tard avec sa famille. Un enfant dont l’innocence contraste avec la violence de la guerre et la présence de ce militaire français.
Du haut du toit d’un immeuble, Boualem fixe un autre horizon qui deviendra l’Australie, sans oublier son Algérie. Une situation qui tente de témoigner de son exclusion vis-à-vis de la société en France, d’un système scolaire et professionnel discriminatoire.
Enfin, la représentation de Boualem sur le toit c’est l’idée qu’il a réussi à surmonter cette injustice en trouvant exutoire ailleurs mais aussi en étant proche de Dieu, d’où l’idée de se recueillir plus près du ciel. »