Les récits de ma grand-mère, Ismaël

Publié le 22 novembre 2020

Comprendre son héritage historique et familial, pour transmettre et ne pas oublier.  Ismaël partage avec nous une partie de son histoire personnelle : les récits de sa grand-mère. 

” J’ai vécu des misères noires et aujourd’hui mon fils j’attends que la mort vienne me chercher.
Je suis bientôt dans ma tombe, j’attends d’être au Paradis insha’Allah.” 

Fatma Boukhalfa n’a jamais eu d’anniversaire. Elle n’a jamais connu sa date de naissance mais elle en a vécu des choses depuis. Sur sa carte d’identité il est écrit 31 décembre 1918 mais elle vous dira qu’elle a plus encore. Elle a vécu plus de choses qu’une vie pourrait en raconter. Mais pour lui rendre hommage, pour que nous n’oubliions pas et aussi peut-être pour nous inspirer, je vais essayer de vous raconter l’histoire de ma grand-mère. Elle qui me l’a partagée avec pudeur, distance même, et bien qu’elle ne sache ni lire ni écrire a dépeint tantôt en arabe tantôt en français des scènes de sa vie avec un sens aiguisé de la formule et de l’image. Son histoire est l’histoire de nombreuses femmes, celles que nous voyons aujourd’hui déambuler de plus en plus difficilement dans nos villes et qui sont les gardiennes d’une mémoire commune. La mémoire de l’Algérie colonisée, de l’Algérie en guerre et de l’Algérie indépendante.

Sa mère venait d’El Eulma une petite ville entre Sétif et Constantine. Un soir, son grand-père décide de mettre toute sa famille sur une charrette tractée par un cheval et quitter la maison direction l’est du pays et la ville de Guelma. Il venait tout juste de tuer un homme d’un coup mal placé alors que ce dernier était venu lui disputer l’eau qu’il puisait à un point d’eau. “Mon grand-père devait avoir un ami à Guelma, c’est pour cela qu’il est allé jusqu’à là-bas, ce n’était pas la même époque.” Sa mère était donc une kabyle qui n’avait jamais vraiment réussi à s’intégrer à une Algérie arabe. Elle se maria tout de même à un chaoui du nom de Ali Boukhalfa avec qui elle eut 3 enfants, Fatma, Brahim et Saïda .

“Ma mère ne parlait pas très bien arabe mais mon père n’a jamais voulu qu’elle nous parle en kabyle.”

Fatma est l’aînée de la famille. Sa mère est une sorte de sage-femme qui soigne les gens. Son père lui, est un fermier et agriculteur. Il meurt subitement dans des circonstances floues alors que sa mère est enceinte de sa petite sœur et que Fatma n’a pas encore dépassée les 10 ans. Alors veuve et enceinte, sa mère se rend chez son frère, comme le veut la tradition en cas de décès du mari. Ce dernier accepte de s’occuper de sa sœur mais refuse d’accueillir chez lui des ” enfants d’arabe”. “Je me souviens que quand mon oncle a dit ça, ma mère s’est mise à pleurer. Le frère de mon père est celui qui nous avait amené jusqu’ici. Il était grand et fort, il attrapa mon oncle par le cou et dit à ma mère que désormais ça serait lui son frère et qu’ils nous accueillerait dans sa maison avec sa propre femme et ses enfants.” C’est donc son oncle paternel qui l’élèvera elle, son petit-frère Brahim bien aimé et sa petite-sœur, Saïda. “Je n’ai plus jamais revu mon oncle maternel après cet épisode. Parfois ma mère sortait sur le pas de la porte en pleurs et appelait son frère. Elle ne l’a plus jamais revu.” 

À cette tristesse, vint s’ajouter le deuil. Sa petite sœur mourut prématurément, une maladie infantile que nous aurions pu soigner facilement aujourd’hui mais que l’époque ne permettait pas. Après la mort de sa sœur, c’est celle de son oncle que Fatma doit affronter. “Quand mon oncle est mort c’est le père de Hada (un cousin) qui s’est occupé de nous.

Fatma a grandi. Elle n’est pas encore mariée quand elle se rend chez une des femmes de la ville pour se faire tatouer. Des croix, des traits, des bonhommes, des étoiles et des fleurs parsèment ses bras et son front. “Elle m’a tatoué avec une aiguille, de l’encre et du charbon. J’ai beaucoup saigné ca me faisait mal mais je voulais être belle.” 

Aujourd’hui encore ma grand-mère nous surprend parfois parée de belles gandouras aux broderies de fils dorés qu’elle a cousus elle même et du khôl sous les yeux. Elle a toujours voulu être libre et belle. Depuis que je suis petit elle se surnomme parfois en rigolant Madonna. Aujourd’hui quand on lui dit qu’elle est belle elle nous répond : “J’ai des rides, c’est fini la beauté ! C’est haram mais j’aurais aimé allé voir le médecin pour qu’il me les retire avec des piqûres… Mais bon… Dieu m’a fait comme ça, je les garde jusqu’à ma mort”. Âgée de 15 ans, elle se marie avec un jeune homme sortant tout juste de son service militaire et qu’on lui avait présenté comme étant de bonne famille : Ahmed Harkett. “Il était gentil avec moi, il me prenait dans ses bras. Il avait 20 ans. Après notre mariage nous avons eu ta tante Sakina et aussi des jumeaux mais qui sont mort bébés. On avait une petite maison avec un peu de champ dans un village pas loin de Guelma. On a vécu 6 ou 7 ans de mariage.” 

Un jour où elle rend visite à sa mère avec son frère Brahim et sa fille en bas âge, sa mère est prise de maux de tête. “Elle faisait son dhikr avec le tasbih (mots à la gloire et au rappel de Dieu) comme d’habitude, puis d’un coup elle nous dit qu’elle a mal à la tête. Elle s’allonge le temps que je lui ramène un verre d’eau. Juste après avoir bu une gorgée de son verre, elle ferme ses yeux et ses lèvres arrêtent de faire le dhikr. Elle venait de mourir, comme ça, d’un seul coup. Mon frère Brahim miskine était encore jeune. (Elle mime des larmes sur son visage en mettant son doigt en dessous de l’oeil et en descendant rapidement jusqu’au menton avant de reprendre.) J’aurais dû la prendre en photo, j’aurais pu la voir encore aujourd’hui et je vous l’aurais montré. Elle me l’avait dit en plus, elle voulait que je la prenne en photo pour que je la garde avec moi si elle meurt. Je faisais le ménage chez une française qui prenait des photos, j’aurais pu. Je ne l’ai pas fait et je regrette”. Cette nouvelle épreuve dans la vie de Fatma en annonçait malheureusement une autre. Elle a une vingtaine d’années, sa fille 4 ou 5, et elle est à nouveau enceinte quand l’annonce de la fin de la  Seconde  Guerre mondiale retentit à Guelma.

Guelma, la ville de naissance de l’une des figures de proue du FLN (Front de Libération Nationale) , Houari Boumediene, était connue pour ses mouvements nationalistes et indépendantistes. Le 8 mai 1945, à l’annonce de la victoire des alliés contre le nazisme, les Guelmois réclament leur indépendance face à l’empire colonial français en hissant des drapeaux algérien et des pancartes indépendantistes. Une manifestation réprimée par l’empire français qui fera 3 000, 8 000, 15 000, 20 000 ou 30 000 morts selon les différents historiens.

“Ahmed (son mari) travaillait avec le PPA. Le jour de la manifestation, les soldats français lui ont cassé le nez et la bouche puis l’ont tué. Je me souviens qu’il y avait plein de morts dans la rue, on avait creusé un trou pour tous. Il y a une femme que j’avais reconnue à sa ceinture parce qu’elle n’avait plus de visage. D’autres étaient lumineux, des anges avaient écrit sur leurs fronts mais je ne sais pas lire… les shuaadas…”. Alors veuve, orpheline et la mère d’une fille en bas âge, Fatma va accoucher de son fils Rachid dans ce contexte terrible.

“Dans notre maison, il y avait un trou dans le toit. Quand il faisait chaud le soleil y entrait et quand il pleuvait la pluie y entrait aussi. Il n’y avait rien à manger. C’était la misère. Mon fils Rachid est mort de faim, c’était encore un bébé.”

Sa maison avait brûlé. Le traumatisme et les années ont estompé ce souvenir à tel point qu’elle ne sait plus qui l’avait incendié ni à quel moment cela arrive dans sa vie. Elle rejoint donc son frère avec sa fille. Elle réussit à trouver un travail de domestique et est logée chez des colons. Son frère Brahim lui est jardinier pour cette même famille de colon, une branche de la famille Schneider.

La guerre d’Algérie éclate, elle travaille toujours comme domestique pour diverses familles de colons. Mais en ces temps de guerre, il valait mieux pour une mère seule avec sa fille de se marier. “Je ne voulais pas me remarier mais j’avais peur pour ma fille et pour moi. On ne sait jamais ce qui peut arriver.” 

Fatma rencontra et épousa donc Abd-el-Kader Guerrib, un notable algérien, commerçant, lettré et garde-champêtre vers 1958. Un homme divorcé qui avait déjà 5 enfants et marié à une autre femme. Il était grand et avait les yeux bleus. Elle partagea son mari avec cette autre femme et accueilli les enfants du premier mariage. Donnant même le sein à la plus petite des enfants qui était encore bébé. Elle s’occupait de tous les enfants car sa maison était la plus proche de l’école. “Abd-el-Kader était gentil avec moi. Mais pas avec les autres. La femme qu’il avait divorcé voulait voir ses enfants et venait parfois chez moi. Abd-el-Kader ne voulait pas qu’elle les voit. Un jour il rentra du travail alors qu’elle était là. Je l’ai cachée derrière un rideau et quand Abd-el-Kader m’a dit qu’il y avait quelqu’un chez moi et qu’il m’a demandé qui c’était je lui ai répondu que j’invitais qui je voulais chez moi. Tant que ce n’était pas un homme il n’avait rien à redire. Il avait compris qui était là mais il était parti en nous laissant tranquille.

La liberté revenait peu à peu dans la vie de ma grand-mère, bien que la guerre n’était pas officiellement terminée. Elle avait un travail, une maison, un mari (qui voulait dire une sécurité), sa fille avait un peu moins de 20 ans maintenant. Comme sa mère, Fatma est une sage-femme et soigne les gens en plus de faire les ménages. Son nouveau mari travaillait avec le FLN selon ma grand-mère mais son histoire paraît bien plus trouble étant donné qu’il était garde champêtre, il travaillait de fait aussi avec l’administration française. “Il cachait tellement de gens à la maison, tout le temps. Un jour, il m’avait dit de porter des affaires pour le FLN sous ma gandoura en faisant comme si j’étais enceinte. On était passé en voiture devant des militaires en prétextant que je devais aller à l’hôpital. Le FLN avait même réquisitionné la voiture d’Abd-el-Kader… ” Abd-el-Kader faisait des allers-retours entre la France et l’Algérie pour son commerce. Il avait des camions de marchandises qui partaient de Guelma et ravitaillent les Douars du Sahara.

En 1962, l’Algérie devint indépendante et la France a eu besoin d’hommes pour relancer l’économie après la Seconde Guerre mondiale. Les Algériens nés pendant la colonisation avaient alors une carte d’identité de français musulman. Des entreprises diverses recrutaient alors des hommes dans les villes d’Algérie. Après son arrivée à Marseille, Abd-el-Kader passe par Lyon puis s’installe à Corbeil-Essonne. “Il m’a dit de venir le rejoindre, mais moi je venais tout juste de tomber enceinte. Je lui ai dit que je le rejoindrais après. Son autre femme elle n’a pas voulu le rejoindre et en profita pour divorcer puisqu’elle ne lui avait pas fait d’enfants“.

Un peu après la naissance de son fils (mon père), Fatma rejoint son mari en France avec sa fille et les plus jeunes enfants du premier mariage. Elle a un peu moins de 45 ans quand elle arrive en France, mon père lui n’a pas encore 1 an. “Pour des histoires de papier Abd-el-kader va chercher les enfants de sa première femme. Nous déménageons tous à Longjumeau (une ville du 91 près de Corbeille-Essonne).

Abd-el-kader devient gardien de l’hôpital de la ville et Fatma, elle, fait les ménages et s’occupe de mon père et de mes oncles et tantes nés du premier mariage de mon grand-père. Toujours à la recherche de sa liberté, Fatma divorcera d’Abd-el-Kader quand celui qui était si gentil avec elle en Algérie se mit à devenir violent. C’est ainsi que mon père et ses demis-frères et sœurs furent dispersés dans différents foyers et familles d’accueil. La situation mis près de 5 ans à se stabiliser, 5 ans avant que ma grand-mère ne récupère la garde, 5 ans durant lesquelles elles vivra elle même en foyer pour femme et se demmenera pour rendre visite à mon père.

L’immense fierté de ma grand-mère : c’est mon père. C’est pour lui qui elle vint en France et c’est sur lui qu’elle cristallisa ses espoirs d’une vie meilleure. Malgré une enfance plus que difficile, des discriminations racistes tout au long de sa scolarité, mon père réussit, par son travail et le soutien indéfectible de sa mère, à ouvrir son propre cabinet en tant que kinésithérapeute ostéopathe. Il pu nous offrir à mes trois frères et moi, la vie que ni lui, ni sa mère, n’eut. Comme une épreuve de plus à celle qui en a déjà tant vécue, mon père contracta une maladie auto-dégénerative qui paralyse peu à peu ses nerfs et le prive de l’usage de ses différents membres.

J’ai toujours su que ma grand-mère avait traversé des épreuves dures mais je n’avais jamais osé lui demander de m’en parler. Je portais cette histoire implicitement, sans la connaître ni la comprendre. Aujourd’hui, en écrivant ce témoignage, en osant interroger ma grand-mère sur sa vie, je me réapproprie son histoire comme étant mon héritage. Une histoire de famille qui laissa des traces indélébiles dans la vie de mon père et qui s’exprima notamment dans l’éducation qu’il me donna.

Maintenant je comprends mon histoire et j’en suis pleinement fier. Je ressens le devoir de m’en montrer digne. Je ressens l’amour et l’espoir placé en mon père et dont j’ai la chance d’hériter. Je ressens le devoir de lui rendre hommage, de la préserver et de la transmettre à mon tour.

Par Ismaël Guerrib