L’autre 8 mai 1945 : les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata

Publié le 8 mai 2021

Le 8 mai 1945, alors qu’en France on célèbre la capitulation de l’Allemagne nazie, les Algériens défilent pour célébrer la libération de la France et réclamer la leur. C’est le début de répressions sanglantes et de massacres à Sétif, Guelma et Kherrata. On comptera jusqu’à 45 000 morts, selon les versions. 

 

Partout en France, on revêt ses plus beaux vêtements. Les inquiétudes du passé sont remplacées par l’espoir que réserve cette nouvelle victoire. Laquelle? En ce 8 mai 1945, la nouvelle se répand comme une trainée de poudre : l’Allemagne nazie capitule. Celle qui terrorisa l’Europe durant ces six années de guerre impitoyable, d’une ère nouvelle, abandonne. Partout en Hexagone, les bombardements laissent place aux éclats de joie d’un pays qui renaît de ses cendres. Le régime de Vichy tombe, la liberté court les rues. De l’autre côté de la Méditerranée, en Algérie, alors département français, ce jour d’armistice est également une fête. Après tout, les colonies avaient contribué à ce retournement de situation inespéré. En août 1944, le débarquement à Aix-en-Provence de soldats indigènes avait permis la libération d’une partie de la France. Ils étaient autant victorieux que les autres. Ce jour de capitulation était une fête. Enfin, ses premières heures. Il finira par sombrer dans la terreur, le sang et la révolte.

Partout en Algérie, des manifestations en l’honneur de la fin de cette guerre sont prévues. Avec un seul mot d’ordre : pas de politique. Aucune bannière ou autre symbole revendicatif, aucun drapeau autre que celui de la France ne doit être déployé. Une ville est particulièrement surveillée : Sétif, berceau du nationalisme algérien. Depuis plusieurs années, des voix s’élèvent et réclament une indépendance totale. L’une d’elles est celle de Messali Hadj, fondateur du Parti du peuple algérien, interdit depuis 1939. En ce 8 mai 1945, il est emprisonné.

Sétif, 8 heures du matin.

Algériens musulmans et Européens envahissent les rues. Tous convergent vers l’avenue Georges Clemenceau. On célèbre la victoire des Alliés. Rapidement des pancartes s’élèvent, les « Libérez Messali » se multiplient, des chants nationalistes sont scandés. Certains osent inscrire sur leurs banderoles « Vive l’Algérie libre et indépendante ». Ultime affront, une patrouille de scouts musulmans arbore un drapeau vert et rouge — celui qui deviendra en 1962 le drapeau officiel de la jeune République. Tout dérape alors. Au niveau du café France — triste coïncidence —, un commissaire tente de s’en emparer. Les porteurs refusent et font bloc. Les tirs fusent. Bouzid Saâl, scout de 26 ans, rafle l’objet de tous les affronts et est abattu par un policier. Pour les manifestants, c’est la goutte d’eau. La colonisation, le mépris des Français, les différences de traitement… Et maintenant le meurtre de l’un des leurs ? Ça, ils ne l’acceptent pas. « Ça nous a rendus fous. On s’est mis à frapper des gens. », raconte l’un d’entre eux dans le documentaire L’autre 8 mai 1945, aux origines de la guerre d’Algérie de Yasmina Adi. Coups de feu, insultes, haine et odeur de poudre. La mort entourait Sétif. Puis, plus rien. Le silence. Les derniers manifestants parviennent à s’échapper, prennent des bus jusqu’à leur village. Partout, dans la région on entend « Soulevez-vous la révolte a éclaté ! »

Manifestation à Sétif, 8 mai 1945

 

Elle est contagieuse, cette révolte. Quelques heures plus tard, le même jour, Guelma et Kherrata suivent le mouvement insurrectionnel, au prix de la vie de plusieurs dizaines d’habitants. Les jours suivants, des Européens sont tués, la situation s’envenime. Mais il est trop tard pour faire marche arrière. Le peuple l’a compris. Ce jour funeste est une révélation pour les Algériens musulmans. Houari Boumédiène, futur président algérien, assiste du haut de ses treize ans, impuissant à ces insurrections. Il écrit : « Ce jour-là, j’ai vieilli prématurément. L’adolescent que j’étais est devenu un homme. Ce jour-là, le monde a basculé. Même les ancêtres ont bougé sous terre. Et les enfants ont compris qu’il faudrait se battre les armes à la main pour devenir des hommes libres. Personne ne peut oublier ce jour-là. »

Le gouvernement français, lui, comprend d’emblée ce qui se joue : ce 8 mai 1945 n’a rien d’anodin et n’est pas un incident isolé. Il reste le révélateur d’une idéologie nationaliste qui parcourt les coeurs du peuple algérien, qui jour après jour conquis les esprits. Et qui débouchera à une révolution historique. « Il y a cette volonté de mater ce mouvement dont on a peur qu’il enflamme toute l’Algérie. On a ce sentiment que le 8 mai 1945 est une date charnière, que si on ne réprime pas vite, l’Algérie pourrait nous échapper. Dans le système colonial français, l’Algérie est une sorte de pivot. Ce qui se passe là-bas est une caisse de résonance de ce qu’il pourrait se passer partout ailleurs », explique Pascal Blanchard dans le documentaire de Adi.

La réponse de la France est alors sanglante : couvre-feu, arrestations arbitraires, massacres, bombardements, agglomérations totalement détruites. Le général De Gaulle, alors chef du gouvernement français provisoire ordonne l’intervention de l’armée. À Guelma, les corps des rebelles s’entassent. On trouve alors une solution : ils seront brûlés dans de larges fours crématoires. L’odeur à la ronde était insupportable. Ces massacres durent près d’un mois. L’arrivée du ministre de l’Intérieur, Adrien Tixier, le 26 juin 1945 marque la fin de cet épisode tragique.

Un parallèle révélateur, aussi tragique qu’illogique, se dessine. Ce même gouvernement français qui célèbre en métropole une liberté retrouvée, brime, réprime et exécute ceux qui la demandent en Algérie. Car si la France prône alors une ouverture d’esprit, l’égalité des hommes prévue par sa Constitution, elle nie le droit de vie et d’auto-détermination de tout un peuple. Car la France a peur. Peur de perdre ce qui la fait rayonner : son empire. Perdre l’Algérie serait la première étape d’une descente aux enfers. Sans son empire, elle n’est rien, cette France. Alors, elle s’accroche tant bien que mal. Elle tue, assassine. Et tant pis, si son discours sonne faux.

Par Donia Ismail. Article publié le 8 mai 2020

A découvrir : les photographies d’Abed Abidat, tirées du projet 8 mai 1945, Tragédie dans le Constantinois – Sétif, Guelma, Kherrata… : “Le photographe a parcouru une partie de l’est de l’Algérie, à la rencontre des témoins survivants des massacres, de ceux qui les ont vus et vécus. Il en a ramené des portraits et des témoignages. Jean-Louis Planche complète cet ouvrage en proposant une perspective contextuelle historique des événements. Le photographe insiste également sur la découverte d’une Algérie du quotidien, des hommes et des femmes déambulant dans les rues, des enfants jouant sur des terrains vagues, un paysage aride encore bousculé par le souvenir.”

 

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