Les jeunes n’ont pas attendu le Président pour faire vivre les récits de leurs aînés au sujet de la Guerre d’Algérie

Publié le 12 décembre 2021

En novembre 2021, une quinzaine de jeunes ont rendu à l’Élysée plusieurs recommandations visant à « apaiser » les mémoires de la guerre d’Algérie. Parmi elles, le projet d’un site visant à centraliser les témoignages. Le parallèle avec notre initiative déjà existante depuis près de deux ans est flagrant…Retour sur notre brève participation à ce projet : « Regard des jeunes générations ».   

Vous avez peut-être lu les travaux du groupe de réflexion dans l’article publié par Le Monde. En mars dernier, une initiative a vu le jour à l’Élysée. En tant que membres de Récits d’Algérie, nous sommes contactés pour un projet intéressant et ambitieux. On nous explique qu’il s’agira de remettre au Président Emmanuel Macron des recommandations issues de discussions entre jeunes de la troisième génération au sujet de la Guerre d’Algérie. En tant que jeunes animés par la volonté de connaître et transmettre notre histoire, c’est une belle opportunité qui nous est offerte. C’est l’occasion de porter les récits que nous collectons depuis près de deux ans désormais, au cœur de la politique mémorielle de l’État français. Et c’est le moment opportun ; quelques mois avant nous rédigions une tribune adressée à la politique mémorielle de l’État français, au titre sans équivoque : « Chère France, je me contrefous de tes excuses ». Nous y évoquions nos craintes et les raisons de notre méfiance à l’égard des gestes et des discours politiques qui allaient suivre après la remise du rapport Stora. Après deux ans de travail autour de la collecte et de la transmission des récits de la guerre d’Algérie, une occasion totalement inopinée se présentait donc à nous.

Récits d’Algérie est un projet citoyen de collecte et transmission des mémoires. Les raisons personnelles et intimes qui ont amené à sa création ont été évoquées à plusieurs reprises (voir par exemple nos interviews pour Twenty Magazine, Konbini Arts, TV5 Monde). Il n’a jamais été question d’en faire un projet politique. C’est alors avec beaucoup de retenue que nous nous sommes rendus aux premières réunions de ce projet de rencontre avec le Président. Car à un an des présidentielles et de la commémoration des soixante ans de l’indépendance algérienne, le timing d’un tel projet commandé par le gouvernement entretient logiquement un sentiment de défiance. Comment ne pas imaginer servir simplement un agenda politique ? Il fallait alors en avoir le cœur net, nous acceptons donc l’invitation, avec l’infime espoir que peut-être, les choses iraient dans le bon sens. Cet espoir a très vite été balayé. C’est donc sans surprise que nous nous sommes retirés du projet. Les raisons de notre départ sont multiples, mais voici les principales.

En premier lieu, la superficialité des discussions, qui ne laissait rien présager de bon. De l’intérieur, les échanges ressemblaient à des groupes de parole où chacun partageait des fragments de l’histoire de ses grands-parents. En résumé, la légitimité de la présence des participants tenait essentiellement à leur histoire familiale, et non pas à leur expertise sur le sujet. Cette impression de cellule psychologique où chacun partage son histoire familiale rejoignait par moment cette vague idée de bourdonnement mémoriel. Travailler dans ce cadre s’annonçait alors laborieux. Notre volonté répétée de recentrer les débats sur des thèmes centraux se heurtait aux besoins de chacun d’exprimer son ressenti sur son héritage familial. Or, oui, tout le monde a souffert, oui, les mémoires sont plurielles, oui, il faut raconter les récits de tous, oui il faut enseigner la colonisation dans nos programmes scolaires. Mais cela doit être de l’ordre de l’acquis, non de l’ordre de la discussion. Parlons de vrais sujets : définissons ensemble la colonisation, intéressons-nous aux causes qui ont mené à la révolution algérienne, comprenons les raisons qui ont fait durer cette guerre huit ans, réfléchissons sur le traitement à la fois politique et juridique de ces accumulations de crimes, mettons-nous en accord sur ces thèmes centraux sans lesquels nous ne pourrons jamais traiter des « mémoires » de la guerre et des maux de notre société aujourd’hui.

Le manque de profondeur et d’expertise dans les débats ainsi que l’absence de méthodologie sérieuse de travail pour un sujet aussi important, représentaient une perte d’énergie et de moyens pour nous-mêmes. De ce point découle la deuxième raison de notre départ : la création superficielle d’une harmonie au sein du groupe – il est en effet facile de parler de cohésion et consensus en faisant abstraction de tous ceux qui ont quitté le projet.

Dès la deuxième réunion, les directives en matière de rendu sont claires : les recommandations doivent faire consensus entre chaque « groupe mémoriel ». A titre d’exemple, lorsque l’atelier de réflexion sur le thème de l’enseignement n’a intéressé que cinq jeunes – un Algérien, trois franco-algériens et une petite-fille de harki – il nous alors été reproché un manque de diversité au sein des ateliers et nous avons été mis en garde contre nos prétendues volontés de faire du « communautarisme mémoriel ». Par la suite, nous a été remis un document dans lequel il fallait remplir des cases par la couleur qui nous était attribuée en fonction de notre « appartenance » – comprendre « groupe mémoriel », pour assurer une bonne répartition au sein des thèmes. Pour nous, cela a été révélateur de la volonté des organisateurs du projet de nous étiqueter à un groupe mémoriel, sans volonté réelle de faire avancer les réflexions, mais plutôt de créer une publicité de diversité et d’une harmonie complètement artificielle et factice.  A vouloir réunir des descendants de chaque de mémoire de la guerre, le trop-plein mémoriel de ce projet n’est que contre-productif, surtout si l’objectif est de remplir une galerie mémorielle où chacun représente la pièce manquante de la collection de l’Élysée.

La décision est alors prise, nous nous retirons du projet. La volonté arrêtée de placer les mémoires à équidistance, et ce sans vouloir comprendre les différentes nuances propres aux histoires et récits de chacun est un écueil. Nos motivations ne seront pas immédiatement soutenues mais heureusement finalement partagées par deux jeunes qui ont quitté le projet quelques mois après.

Enfin, le projet a vu le jour, et a fait fin novembre l’objet d’un article dans Le Monde. Parmi les recommandations, on retrouve un projet de collecte et de diffusion de témoignages qui, si vous connaissez Récits d’Algérie, ne pourra que vous évoquer la démarche citoyenne et collaborative que nous entreprenons déjà depuis février 2020. Reprendre notre objet social mais prétendre qu’il émane du groupe de réflexion. C’est, quelque part, l’instrumentalisation de trop. Les jeunes n’ont pas attendu le gouvernement pour faire vivre les témoignages des dernières générations ayant vécu la guerre d’Algérie. Comme ils le savent, la plateforme collaborative existe et fait vivre ces récits depuis près de deux ans maintenant.

Finalement, à quelques mois des élections, le bal mémoriel n’en est qu’à son entracte. Cette expérience laisse présager qu’à très court terme, les mémoires de la guerre d’Algérie seront une nouvelle fois instrumentalisées par le politique. Il ne faudra pas être dupe de la tournure que prendront les événements, ni de la mise en scène finement préparée en coulisses. Derrière l’image d’une valorisation de récits jusqu’ici occultés, les uns mêlés à ceux des autres, se cache en réalité la volonté de faire de l’Algérie et des questions mémorielles un argument de campagne.

Les paroles de nos aînés sont aujourd’hui un trésor à recueillir et non à exploiter dans un dessein politique. Récits d’Algérie ne sera jamais au service d’une mise en scène politique.