La Main Rouge

Publié le 27 mars 2022

Alors que nous commémorions le 60e anniversaire des accords d’Évian le 18 mars dernier, signant la fin de bien des exactions, les plus inavouables crimes du gouvernement français avaient en réalité une couverture toute trouvée : la Main Rouge.

3 juin 1957 : Otto Schlüter s’apprête à sortir de chez lui.  L’homme est soucieux, depuis quelques mois, sa vie a pris un tournant inattendu,  le plongeant lui-même et son entourage dans le désarroi le plus total.

Tout avait commencé ce maudit jour, ce 28 septembre 1956. Ça oui, il ne l’oubliera jamais. Son entrepôt d’armes avait volé en éclat sous la détonation d’une bombe, prenant du même coup la vie de son associé. Sur le moment Otto ne voulait pas y croire. Qu’est-ce qu’il s’était passé ? Qu’est-ce qui a pu causer une détonation aussi importante ? L’expertise avait statué sur l’origine : une bombe à l’acide. 5kg ! C’était insensé.

La mère d’Otto le fixe du regard. Elle est inquiète. Depuis cet attentat, la tension dans la famille est devenue palpable. Cette tension s’était insinuée dans le foyer petit à petit, avec l’accumulation de ces affreuses lettres de menaces, signées la Main Rouge. “Encore des couards” avait d’abord pensé son fils. Des lâches, incapables de signer leur menace. Et puis d’abord, que lui reprochait-on ? Oui, il vendait des armes, c’était son commerce après tout. Oui, il en a vendu à ces indépendantistes, des Algériens. On pouvait même retrouver dans son regretté entrepôt des factures à l’appui qui en attestent. Et alors ? Il en avait bien le droit et ne s’en cachait pas particulièrement. Ses pensées continuent de filer tandis qu’il suit du regard sa fille, Ingeborg, qui grimpe dans la Mercedes familiale.

Cet attentat criminel avait tout changé, il doit bien se l’avouer. Il avait continué son business avec le FLN : il fallait bien vivre. Mais les lettres de menaces continuaient d’affluer. Il avait eu un avertissement avec l’explosion de son entrepôt, il devait cesser ces échanges commerciaux avec les Algériens, toujours signés : « la main rouge ». Le claquement sec des trois portières sort Herr Schlutter de ses pensées.

Il doit se reprendre : “Cette situation finira sûrement par se tasser”, se rassure-t-il, en introduisant la clé dans le contact. La détonation se fit entendre, la Mercedes vola en éclat. Encore un attentat signé La Main Rouge, un parmi la dizaine en quelques mois qui prend place en République Fédérale d’Allemagne (RFA). Plutôt étrange comme modus operandi de la part d’un soi-disant groupuscule d’opposants à l’indépendance algérienne, des “colons ultra”, apparemment, au crépuscule des années 50, alors que les tensions en Algérie autour de la guerre d’indépendance se font de plus en plus électriques. Pourtant la justice allemande n’y croit pas du tout. C’est trop organisé. Trop professionnel. 

Il y a là la patte très caractéristique des services de contre-espionnage français, le fameux SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage). Les Allemands en sont convaincus, et leur conviction se voit renforcer lorsqu’en septembre de la même année on apprend le meurtre périlleux d’un autre trafiquant d’arme à Genève, un certain Marcel Léopold. Lui aussi est une pointure dans le milieu : ancien trafiquant d’opium et à la tête d’un réseau de prostitution en Chine, il est chassé par le communisme et vient faire son nid en Europe, dans le milieu de l’armement avec une clientèle des plus éclectique : parmi elle, le Front de Libération National algérien. Tout comme Herr Schlüter, il reçoit des lettres de menaces, signées toute La Main Rouge. Et puis un trait (empoisonné ?) en pleine poitrine, tiré d’une pompe à vélo détournée en sarbacane retrouvée sur place, sur le seuil de sa propre porte. L’analyse post mortem détermine une aorte sectionnée et un lobe pulmonaire lésé. Empoisonnement ? Hémorragie interne ? L’un dans l’autre, ceci n’est sûrement pas un travail amateur. La presse internationale s’en saisit assez rapidement et pointe la France du doigt. Oui c’est sûrement la France qui organise cela, qui organise des opérations à l’étranger qui consistent à éliminer tous ceux qui soutiennent la lutte armée en Algérie. Bien sûr c’est totalement interdit, de même que les attentats visant des cargos à Tanger par exemple, mais toutes les pistes tendent vers cette hypothèse. 

Le scandale grossit, à tel point que l’Humanité et l’Express accusent nommément le SDECE d’être derrière ses attentats. En 1959, le Général de Gaulle se voit contraint de nier toute implication avec force :  le moment est délicat, la France tente un rapprochement avec l’Allemagne. Pendant ce temps-là, la justice allemande dénonce le SDECE et l’accuse de se cacher derrière la Main Rouge pour revendiquer les meurtres des opposants hors du sol français. Les preuves matérielles sont évidemment inexistantes, mais l’ombre du SDECE est partout. Pourtant, la Main Rouge a tout l’air d’une organisation de colon ultra totalement banale.

D’abord son nom : la Main Rouge, un clin d’œil évident à la main de Fatma, symbole païen typiquement maghrébin et la couleur rouge en référence au sang qu’elle fait couler. Ses activités au cours des années 50 concernent la totalité du Maghreb avant de se centrer essentiellement sur le conflit algérien. Elle a des activistes revendiqués, par exemple Christian, un enseignant corse qui s’exprime dans la presse et conspue le gouvernement français et sa politique qu’il juge mollassonne sur le dossier algérien. Dans le début des années 1960, un obscur écrivain, Pierre Genève, publie et romance l’incroyable épopée de la Main Rouge ; une épopée chevaleresque portée par une idéologie qui se développe au fil des pages. Tout ceci est bien évidemment totalement fantoche. Cette campagne de désinformation ne laisse personne dupe.

Ainsi dans le cadre d’un entretien pour le journal Libération en 1997 (“7 ans de guerre en France”), le commandant Raymond Muelle, ancien dirigeant du SDECE, avoue l’implication des services secrets français derrière la Main Rouge : personne n’est franchement étonné. Il parle alors d’opérations inavouables couvertes par ce moyen. Dans son livre Les tueurs de la République , le journaliste Vincent Nouzille explique les procédés de la Main Rouge. La liste des cibles était établie selon un protocole très strict dans le cadre d’un brain trust action. L’ordre d’exécution était donné de Matignon, pas de trace écrite, communication verbale uniquement. Parmi les personnes ciblées on compte d’abord des opposants politiques comme Ferhat Ashed, syndicaliste tué à Tunis en 1952. Le commandant Foccard, chargé par l’Elysée des affaires africaines, accorde vite une dérogation pour tuer des avocats jugés pro-FLN sur le sol français. C’est dans ce cadre qu’un attentat contre Jacques Vergès échoue. Ce dernier raconte par la suite qu’il croyait dur comme fer à l’existence de cette organisation criminelle qui menaçait de façon criminelle les avocats étiquetés pro indépendantistes. L’avocat Amokrane Ould Aoudia a moins de chance : il est tué de deux balles en plein cœur, en plein jour, dans le XIe arrondissement de Paris. Le rythme des exactions va s’essouffler notamment après le putsch raté des généraux en avril 1961 : plusieurs membres du SDEC se radicalisent et se retournent contre le Général de Gaulle  pour rejoindre l’OAS. Raymond Muelle est arrêté en 1962 pour complot contre la sûreté de l’État. Il avoue souhaiter tuer le Général de Gaulle qu’il perçoit comme un traître. Finalement, cette fièvre tueuse et arbitraire se solde par un bilan glacial de 135 morts en 1960 et 103 en 1961. Constantin Melrick, coordinateur des services de renseignement auprès du premier ministre Michel Debré, parle d’une effroyable dérive.

Si l’on considère que la signature de la Main Rouge disparaît à la signature des accords d’Évian, ses méthodes, ses modus operandi et ses acteurs seront retrouvés quelques mois plus tard au sein d’une nouvelle organisation secrète, vraiment clandestine cette fois : l’OAS. 

Par Nouha

Jacques Foccart
Raymond Muelle
Jacques Verges

Sources :

  • Entretien Raymond Muelle : entretien dans le journal Libération en 2001
  • Vincent Nouzille, Les tueurs de la république 
  • Archives ouvertes sous François Hollande