18 mars 1962/2022 : Représenter les accords d’Évian

Publié le 18 mars 2022

 18 mars 1962. Nous commémorons cette année le soixantenaire de l’indépendance de l’Algérie et ce mois la signature des accords d’Évian. Marwa revient sur cet événement décisif de l’histoire algérienne et sur l’héroïsation de la mémoire de ses acteurs.

Le 18 mars est la date retenue comme étant celle de la signature de ces textes mettant fin à la guerre d’Algérie et signés entre les représentants du gouvernement de la République française et ceux du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Ses figures algériennes sont héroïsées comme le porte-drapeau d’une pacification du pays. Le photographe et journaliste français Raymond Depardon, alors tout juste âgé de vingt ans, prend des clichés des protagonistes des négociations qui se retrouvent à Évian-les-Bains, en Haute-Savoie. 

Les acteurs des accords d’Evian

Après l’échec des rencontres de Melun (Seine-et-Marne) qui ont eu lieu entre le 25 et le 29 juin 1960, de nouveaux contacts « officieux » sont pris entre le FLN et le gouvernement français après une proposition de rencontre transmise mi-novembre par le diplomate suisse Olivier Long qui est en contact avec Tayeb Boulharouf, le représentant du FLN à Rome. 

A partir du discours que de Gaulle prononce le 08 mai 1961 lors duquel il annonce qu’il faut « régler l’affaire algérienne » dans le cadre du référendum de l’autodétermination (référendum qui est un succès pour ce dernier car le oui l’emporte à 75%. En Algérie, les Européens ont voté massivement pour le non, les musulmans pour le oui.), les entretiens d’Évian débutent. Des négociateurs français, conduits par Louis Joxe et des négociateurs algériens sont réunis à Évian le 20 mai. Nous voyons sur la photographie ci-contre les représentants du GPRA qui arrivent à Évian, avec de gauche à droite Saad Dahlab, Mohamed ben Yahia, Krim Belkacem, le chef de la délégation, le vice-président du GPRA et le ministre des Affaires étrangères algérien qui salue de la main levée, Tayeb Boulharouf, Ahmed Francis et Ahmed Boumendjel. En mai 1961, la France propose une trêve unilatérale d’un mois. 

Cependant, les discussions sont ajournées car il y a de nombreux points d’achoppement notamment sur la question du statut futur des Européens par rapport à l’Algérie et sur la question du Sahara que les Français veulent exclure du référendum d’autodétermination, or les délégués algériens restent intransigeants à propos de leur souveraineté sur le Sahara. Les premières rencontres d’Évian sont donc un échec. 

Les pourparlers reprennent le 17 juillet 1961 à Lugrin en Haute-Savoie mais sont de nouveau un échec notamment car l’affaire de Bizerte en Tunisie (reprise de la base Bourguiba et intervention des parachutistes français, l’affrontement faisant des centaines de morts) pèse sur les négociations. Le terrorisme FLN et le terrorisme OAS redoublent d’intensité en Algérie. 

Ce n’est qu’après de nombreuses discussions et que de Gaulle reconnaisse la souveraineté du futur État algérien sur le Sahara en septembre 1961 qu’un compromis est enfin mis au point avec grande difficulté lors des négociations des Rousses (village dans le Jura) en février 1962. 

Finalement, la dernière négociation qui aboutit aux « accords d’Évian » tels que l’Histoire les a retenus s’ouvre le 07 mars et prend fin le 18 mars. Le cessez-le-feu est fixé pour le lendemain à midi. 

Les accords sont signés et doivent être ratifiés par référendum en France le 08 avril et en Algérie le 1er juillet.

A partir de là, la responsabilité de la transition et du maintien de l’ordre en Algérie est partagée entre le haut-commissaire représentant la France Christian Fouchet et l’ancien président de l’Assemblée algérienne Abderrahmane Farès qui préside alors l’Exécutif provisoire. Les affrontements entre commandos de l’OAS, militaires et gardes mobiles continuent en mars jusqu’à ce qu’un cessez-le-feu soit décidé pour la zone d’Alger le 17 juin 1962 à l’issue de négociations entre l’OAS et Abderrahmane Farès.

Comment les héroïser? La représentation photographique de Raymond Depardon

Cet épisode qui marque la fin, tout du moins juridiquement, des affrontements de la guerre d’indépendance algérienne est capturé par Raymond Depardon. Le jeune photographe français a réalisé plusieurs reportages à Alger et à Evian en 1961, c’est-à-dire pendant les premières négociations entre les délégués français et les délégués algériens. Ses photographies font actuellement l’objet d’une exposition à l’Institut du monde arabe jusqu’au 17 juillet 2022 intitulée « Raymond Depardon / Kamel Daoud. Son oeil dans ma main. Algérie 1961-2019 » qui met en parallèle sa représentation photographique des accords d’Évian avec des écrits inédits de Kamel Daoud qui sont bien postérieurs. En effet, Kamel Daoud, journaliste et écrivain algérien, est né en 1970 après l’indépendance de son pays et il commente entre autres les photographies de Raymond Depardon qu’il découvre en 2019. « Raymond Depardon photographie ce qu’il voit à la jonction de ce qu’il ne voit pas, en croyant savoir ce que cela signifie. Son oeil dans ma main. Son corps est ma mémoire. Ce qui m’intéresse chez le photographe, c’est son corps, son errance, son voyage : je me glisse en lui, j’épouse ses mouvements, son regard, sa culture, ses préjugés peut-être, mais aussi sa singularité. Errance de déclic en déclic. » (extrait de l’ouvrage de Kamel Daoud, Son oeil dans ma main. Algérie 1961-2019, Alger/Marseille, Barzakh/Images Plurielles, 2022).

L’exposition à l’Institut du monde arabe présente quatre-vingts photographies de Raymond Depardon et cinq textes de Kamel Daoud — qui sont divisés en trois sections : Alger 1961 ; Évian-Bois d’Avault 1961 ; Alger et Oran 2019, dans le cadre de salles rehaussées d’un dégradé de bleus évoquant le bleu de la Méditerranée avec des textes suspendus tels des installations tout en transparence pour laisser entrevoir les photographies à travers eux. 

La section qui nous intéresse est celle d’Évian-Bois d’Avault 1961, comme Raymond Depardon est l’un des rares photographes français accrédités auprès de la délégation algérienne et envoyé à Genève pour couvrir la première rencontre entre les représentants du gouvernement français et ceux du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Des clichés capturent la délégation algérienne arrivant au bois d’Avault ; un membre est arrêté par trois soldats suisses. Sorti de son véhicule, il est fouillé par l’un d’entre eux tandis que les deux autres pointent leurs armes en sa direction dans un geste dissuasif ou de prévention quelconque.

Nous découvrons aussi de rares clichés du quartier général de la délégation algérienne au bord du lac Léman en face de la ville d’Evian-les-Bains où ils organisent des conférences et des rencontres avec la presse étrangère, notamment une prise de parole de Krim Belkacem dont le visage est retransmis sur un grand écran face à son audience ou encore de réunions plus informelles où ils se restaurent ensemble. 


Ils mènent de cette manière une politique de sensibilisation. Chaque jour, les négociateurs du GPRA se rendent à Evian en passant sous la surveillance de l’armée suisse pour emprunter des hélicoptères. Le photographe fixe aussi les principaux membres de la délégation algérienne, tous vêtus de la même façon en costume-cravate (délégation dirigée par Krim Belkacem et composée de Lakhdar Bentobal, Mohamed Seddik Benyahia, Tayeb Boulahrouf, Ahmed Boumendjel, Saad Dahlab, Ahmed Francis, Edha Malek, Seghir Mostefaï et Mohamed Yazid, voir ci-contre), en haut des marches de l’Hôtel du parc à Evian.

L’image et le monde de Raymond Depardon (pour reprendre le titre de son ouvrage) créent donc des figures fortes par leur ancrage dans l’espace et le temps qui montrent l’héroïsme autant dans la sphère plus intime que dans la sphère publique des acteurs algériens des accords d’Evian.

Tuer les héros?

Relire les photographies de Raymond Depardon à l’aune des écrits de Kamel Daoud

Cependant, Kamel Daoud ressent en regardant ces photographies d’histoire de la colère à la vue des « pères fondateurs » qui ont été mythifiés dans le cadre de la décolonisation algérienne (entretien anachronique de Kamel Daoud par Daoud Kamel, Quand passent les cigognes, 2019). Il revendique alors son droit et son envie de laisser son regard « s’attarder sur les rideaux de la résidence de Bois d’Avault, ou sur les motifs des tapis, ou sur l’herbe figée du parc », c’est-à-dire de regarder l’hors-champ comme une métaphore du fait de regarder autrement que comme on s’attendrait qu’un Algérien regarde ces photographies pour clamer à nouveau « le chant de la colère sainte contre la colonisation. » 

« Si, face à la mémoire, je me refuse à ressentir ce qu’on m’a sommé de ressentir, que dois-je éprouver au juste ? Je me suis fabriqué cette réponse brève et brutale : je veux me libérer des libérateurs. (…) Le décolonisateur, c’est le père qui ne veut pas mourir. Le héros. Le soldat du maquis, l’homme en arme qui a arraché l’indépendance pour en faire sa biographie. Dans nos imaginaires, quand le héros meurt au combat, il ne meurt pas, évidemment, il devient martyr, chahid. » Or, « les héros ne devraient jamais vivre longtemps. Sinon ils finissent par tuer les leurs. Le décolonisateur déteste le mouvement, l’alternance, et la liberté. Il a conquis la liberté, alors il s’arroge le droit de la définir. Les décolonisateurs, quand ils ne sont pas morts, ont souvent fait le malheur de leur pays. »  

Ainsi, il fait part de la problématique des mémoires algériennes actuelles, près de soixante ans plus tard, face aux représentations des accords d’Évian et conçoit son écriture comme le moyen de « sauver la mémoire » (Kamel Daoud, Zabor ou Les psaumes, Arles, Actes Sud, 2017). Il contre de cette manière le risque de figer les acteurs des accords d’Évian dans leur conception mythique comme ceux qui brandissent la bannière de l’indépendance algérienne. 

Que ce soit du côté français dès les années 1960 où se ressent déjà le poids du silence voire de l’amnésie au lendemain de la signature des accords d’Evian tel que le filme Le Joli Mai de Chris Marker (1963), ou du côté algérien contemporain qui s’efforce de « tuer les héros » pour dépasser les représentations figées, Kamel Daoud éclaire la nécessité de relire les évènements historiques à la lueur de la subjectivité de tout oeil et du vécu de toute main. 

Marwa

Références :

Emilie Goudal, Des damné(e)s de l’Histoire. Les arts visuels face à la guerre d’Algérie, Dijon, Les Presses du Réel, 2019.

Exposition « Raymond Depardon / Kamel Daoud. Son oeil dans ma main. Algérie 1961-2019 » dans le cadre de « 2022. Regards sur l’Algérie à l’IMA », Paris, Institut du monde arabe, 08 février 2022-17 juillet 2022. 

Kamel Daoud, Zabor ou Les psaumes, Arles, Actes Sud, 2017, p.8.

Michelle Zancarni-Fournel et Christian Delacroix, « Les années algériennes », La France du temps présent, 1945-1950, Paris, Belin, 2010, p. 309-311.

Raymond Depardon, L’image et le monde, Paris, INA, 2020, préface par François Soulages.