L’orientalisme en Algérie à travers le portrait d’Etienne Dinet

Publié le 10 septembre 2020

L’art a marqué les représentations de ceux que les colons nommaient “indigènes”. L’orientalisme en a nourri les clichés. Découverte à travers le portrait d’Etienne Dinet, par Fatna

Il y a quelques mois, notre amie Farah – fondatrice de Récits d’Algérie, nous avait fait parvenir une illustration, une sorte de prospectus d’époque, promouvant la célèbre exposition coloniale de Marseille de 1906. Cette image avait pour thème spécifique : l’Algérie.

Farah nous avait ensuite demandé ce que nous en pensions. Mis à part le fait qu’un tel évènement paraisse aujourd’hui intolérable, notre dégout s’est aussi porté sur la représentation sexiste de cette femme algérienne volontairement dépeinte avec un tissu léger laissant apparaitre une partie de sa poitrine et faisant écho à toutes les représentations sexistes des femmes « indigènes » que l’on pouvait trouver à l’époque de la colonisation française. Puis, après une recherche rapide sur internet, notre amie Sania a relevé que l’auteur de ce prospectus avait peint des représentations beaucoup plus suggestives de ces femmes. N’ayant pas remarqué la présence du nom de l’auteur sur l’affiche, nous lui avions demandé de qui il s’agissait. A notre grand étonnement, elle répondit : Etienne Dinet.

La plupart des musulmans de France comme moi-même ont sûrement été amenés à être confronté aux œuvres d’Etienne Dinet. Dinet, c’est l’homme qui nous a permis à nous, première ou deuxième génération d’enfant d’immigrés à en savoir plus sur notre religion et sur le dernier prophète de l’islam : Muhammad (pssl). Etienne Dinet, c’est l’auteur de la première biographie du prophète écrite en français et une des meilleures à ce jour du fait de son style accessible, clair et riche. Cette biographie, c’est souvent la première qui vient à l’esprit des jeunes musulmans en France et l’œuvre d’Etienne Dinet continue encore aujourd’hui à forger l’identité musulmane de ces jeunes.

La confusion est donc à son comble. Comment cet homme aurait pu être l’auteur d’affiches colonialistes aussi dégradantes ? Le parcours d’Etienne Dinet est fascinant. Incarnant durant ces jeunes années une idéologie colonialiste et orientaliste, il se verra plus tard défendre et même incarner la culture algérienne.

Etienne Dinet : l’orientaliste au service du colonialisme

Alphonse-Etienne Dinet nait en 1861 dans une famille de bourgeois parisiens, 31 années après la conquête de l’Algérie par les troupes françaises. Fils de juge, il profitera d’une éducation de qualité. Fréquentant le lycée Henri IV, il sera ensuite élève de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris puis étudiera au studio de Pierre-Victor Galland, célèbre peintre décorateur français. Etienne est doté d’un talent fou mais reste un enfant de l’impérialisme et trouve très vite sa place dans le courant orientaliste. Il cofondera en 1889 la société des peintres orientalistes.

 « Chaque époque et chaque société recrée ses propres Autres ».– Edward Said (L’Orientalisme : l’Orient vu par l’Occident)

Il convient de faire un rappel sur ce courant orientaliste. François Pouillon, anthropologue français est un spécialiste d’Etienne Dinet, il est d’ailleurs l’auteur de l’ouvrage « Les deux Vies d’Etienne Dinet ». A l’occasion d’une conférence ayant eu lieu en 2013 (à écouter ici), il partageait à son audience la définition de l’orientalisme qui lui paraissait la plus appropriée à la vie du peintre.

Un orientaliste, c’est un « homme qui a beaucoup voyagé », et, qui va, à l’occasion de ces voyages, « évoquer par l’image les paysages, les mondes lointains, orientaux qu’il a visité, qu’il a pour métier de transmettre à partir de sa documentation et des ressources qu’il peut recueillir ». L’orientaliste a donc pratiquement une mission journalistique, celle d’apporter une information à son public occidental. Néanmoins, ce travail manque souvent d’honnêteté et les peintres ne se soucient guère de refléter la réalité des pays qu’ils visitent. Les peintures orientalistes sont des œuvres d’occidentaux pour les occidentaux, c’est l’art des dominants sur les dominés, servant à concrétiser et satisfaire certains fantasmes et stéréotypes projetés sur les populations indigènes dominées. Le peuple Algérien n’est en aucun cas la clientèle ciblée de ces peintures, elles ne sont pas faites pour eux. Les peintures orientalistes ont donc une dimension dangereuse du fait qu’elles sont légitimées par le public et les autorités françaises alors qu’elles transmettent de fausses représentations des « peuples dominés ». Leur influence est telle qu’Etienne Dinet a été missionné par le gouvernement français de créer l’affiche de l’Exposition Coloniale dans le cadre de la célébration et de la glorification de la colonisation en Algérie et in fine la diffusion de l’idéologie coloniale. Etienne Dinet sera récompensé d’une médaille d’honneur pour sa participation à l’évènement.

Dans le cadre des études post coloniales, l’orientalisme rime donc avec colonialisme, exotisme, irréalisme mais aussi érotisme. En effet, l’un des thèmes favoris des orientalistes, ce sont les femmes indigènes. La fascination envers ces femmes reste encore aujourd’hui énormément ancrée dans la société française, que ce soit dans une optique de protection (jeunes orientales insaisissables enfermées dans leur harem) ou d’objectification sexuelle de la femme orientale (images de la danseuse orientale très peu vêtue ou de la beurette). Safia Belmenouar, co-autrice du livre Bon baisers de Colonies, consacré à la représentation des femmes indigènes dans les cartes postales coloniales, considère que ces femmes ne sont « pas sujettes de leur propre histoire ». On y voit de tout, des femmes« voilées et insaisissables au Maghreb, dénudées et sauvages en Afrique noire, pudiques et policées en Asie », ces images servent à étancher la soif des colons quant à leur imaginaire et leurs fantasmes.

Les ouvres d’Etienne Dinet s’inscrivent initialement dans ce courant, ses tableaux comme Fillettes Essorant leur Linge, La Source ou Baigneuse au clair de Lune, en témoignent.

Son premier voyage en Algérie aura lieu en 1884. Comme la plupart des peintres orientalistes, les grandes villes n’attirent pas Etienne, elles s’apparentent trop aux villes que l’on peut trouver en France et ne satisfont pas le besoin d’aventure et l’envie d’exotisme de ces peintres. Alors, ils se dirigent plus au Sud, en direction de terres plus « authentiques », simples, où la culture indigène est encore fortement marquée. Dinet finit par s’installer à Bou Saada, une oasis se trouvant au sud d’Alger. Là-bas, il commencera ses travaux artistiques (récolte d’information, croquis…). Son désir de s’installer de manière permanente en Algérie grandit et il finit par se rendre à Paris seulement de manière exceptionnelle.

Dès 1904, il réside de manière définitive en Algérie à Bou Saada et achète une maison en terre dans où il aménagera son atelier. Son attachement au pays, à ses occupants et à sa culture ne fait que grandir et il se lie d’amitié avec Slimane Ben Ibrahim, habitant de Bou Saada, chez qui il avait logé précédemment. Slimane deviendra alors son compagnon, il l’aidera pendant ses déplacements, lui racontera certains récits religieux et culturels auxquels Dinet va fortement s’attacher et qu’il va illustrer.

Etienne Dinet dans sa maison à Bou Saada en compagnie de Slimane Ben Ibrahim et de sa famille

Etienne Nassredin Dinet

Cette installation en Algérie est, à l’époque, très controversée. François Pouillon explique qu’en métropole, la proximité que Dinet partage avec les indigènes fait scandale. Les colons qui s’installaient en Algérie avaient pour habitude d’habiter dans des maisons de style européen dans des quartiers de colons. De plus, Dinet connait un changement à la fois artistique et personnel du fait de sa conversion à l’Islam au début des années 1900. Il aurait rendu publique sa conversion vers les années 1910. On n’en connait pas précisément la raison et l’incompréhension se ravive au sein de son public occidental. En effet, en France, la dynamique va dans l’autre sens. Le pays se laïcise de plus en plus (1905, séparation de l’Eglise et de l’Etat). François Pouillon insiste sur le fait que pour les colons, accepter la religion des populations vaincues parait être une chose complètement absurde.

Etienne et Slimane
Portrait de Slimane Ben Ibrahim par Etienne Dinet

Etienne prend le nom de Nassredin (victoire de la religion en arabe). Artistiquement, son style devient plus authentique et fidèle à la réalité et la vie des Algériens de Bou Saada (rituels religieux, familles, vieillards…). Il s’engage également dans une nouvelle lutte, celle pour le respect des droits des combattants musulmans envoyés en Europe pendant la Grande Guerre de 14-18. C’est au total 200 000 maghrébins qui ont été envoyés au front et plus de 130 000 africains subsahariens. Parmi les actions de Dinet, on retrouve la nomination d’officiers de culte dans les armées, la conception de stèles funéraires musulmanes pour les soldats morts au front et la participation à l’édification de la mosquée de Paris. François Pouillon explique que lorsque ces soldats mourraient, on avait par habitude de poser une croix sur leurs corps sans vie, ce qui, pour certains, traduisait un non-respect total de la religion de ces combattants et une énième affirmation de la supériorité culturelle des dominants sur les dominés. Afin que ces combattants soient traités conformément à leurs croyances, Dinet se met donc à concevoir des stèles funéraires.

Le Permissionnaire

A l’issue de la guerre, les autorités françaises demanderont à Dinet d’écrire un ouvrage en hommage aux musulmans morts pour la France. Avec la collaboration de Slimane Ben Ibrahim, il écrira « La Vie de Muhammad, Le Prophète d’Allah » ou « Muhammad, l’Envoyé de Dieu », biographie du prophète, livre encore incontestable et devenu classique. En ouvrant la copie que j’avais achetée il y a quelques années, j’ai pu remarquer cette phrase qui, aujourd’hui, après m’être intéressée au personnage, prend tout son sens :

« Et cette remarque suffit pour avertir le lecteur qu’il ne trouvera, dans cet ouvrage, aucun de ces doctes paradoxes, destructeurs de traditions, dont se sont entichés les orientalistes modernes, dans leur passion de l’Inédit. D’ailleurs, l’étude des innovations ainsi introduites dans l’histoire du Prophète (pssl) nous a permis de constater que, parfois, elles étaient inspirées par une islamophobie difficilement conciliable avec la science et peu digne de notre époque ».

Avec la coopération de Slimane, il écrira de nombreux autres ouvrages comme « L’Orient vu de l’Occident ».


Etienne Nassredin Dinet, un héros Algérien

Il convient de noter que même si Etenne Nassredin Dinet s’est éloigné du courant orientaliste au cours de sa vie, il garda néanmoins certaines de ses vieilles habitudes comme les représentations que François Pouillon caractérise comme « pas casher » et pas toujours conforme à la religion islamique (il continua notamment à peindre des nus). Etienne Dinet n’a d’ailleurs jamais agi contre la colonisation, il dénonçait néanmoins certains abus et pratiques choquantes.

Mais il devint plus précis et sensible à son art. Ses nouveaux tableaux plaisaient aux populations locales car ils évoquaient une Algérie traditionnelle, une Algérie où les colons n’avaient jamais mis les pieds. Dinet se met à évoquer les rituels religieux, les vieillards, les jeunes enfants, des scènes vivantes de la vie quotidienne. Il devient connu sous le nom du « Maitre de la Peinture Algérienne ».

Après l’indépendance de l’Algérie, s’en suit une campagne de récupération et d’assimilation du peintre comme un peintre Algérien. Un musée est inauguré à Bou Saada à l’endroit où sa maison se trouvait et il devient un trésor national.





Des Funérailles Nationales

En 1929, Etienne Nassredine Dinet part en pèlerinage à la Mecque avec Slimane Ben Ibrahim où il peindra son célèbre « Vue de la Mecque ». Il meurt peu de temps après, le 24 décembre 1929 à Paris et est enterré en janvier 1930 à Bou Saada comme mentionné dans ses dernières volontés. Sa stèle mortuaire reprendra le modèle qu’il avait conçu pour les combattants musulmans de la Grande Guerre. 5 000 personnes, venant des quatre coins de l’Agérie participeront aux obsèques du grand peintre à la double vie.