19 Juin 1965 : coup d’Etat en Algérie. Le colonel Houari Boumediene bouleverse l’histoire du pays, qu’il dirige alors pendant 13 ans. Une période longue qui divise l’opinion encore aujourd’hui. Deuxième article sur la période post-indépendance, par Maïssa.
Surnommé le « redressement révolutionnaire » lors du discours officiel du coup d’Etat, le putsch militaire organisé par le colonel Houari Bouemediene marque un tournant dans l’histoire algérienne. Cette date correspond à l’amorce d’un règne long de 13 ans, jusqu’à la mort du nouveau chef du gouvernement en 1978, qui continue de diviser l’opinion publique. Pour certains, cette période a représenté un tremplin pour l’Algérie vers le monde moderne, tandis que pour d’autres c’est dans ce coup d’Etat que naissent toutes les instabilités et crises que connait le pays sous le mandat de son successeur Chadli Bendjedid. Mais cet événement charnière doit-il être considéré comme une rupture invraisemblable, ou plutôt comme la suite logique d’un bouillonnement long de près de 10 années ?
Un putsch né dans la Guerre d’Indépendance
C’est au cours de la Guerre d’Indépendance que les personnalités fortes de l’Algérie post-indépendance s’affirment, annonçant la primauté du militaire sur le civil. Le Clan d’Oujda, groupe politico-militaire formé en 1956 oeuvrant pour l’indépendance de l’Algérie par la force, réunit entre autres 10 hommes à sa tête dont deux protagonistes : le commandant Bouteflika et le colonel Boukharouba, alias le colonel Boumediene. Le groupe, très organisé et lourdement armé, est replié derrière la frontière marocaine et constitue la garnison de l’Armée de Libération Nationale (ALN). Des trafics d’armes s’organisent vers les maquis des wilayas intérieures. Boumediene au sein de cette organisation connait une véritable ascension et fait preuve d’une volonté de fer : il s’impose rapidement comme organisateur du trafic d’armes puis comme organisateur de la guérilla. Il se montre également assidu aux enseignements dispensés par le centre de formation et de perfectionnement du FLN et devient très vite responsable de la wilaya V depuis Oujda, avant de prendre la position de commandement opérationnel de l’Ouest, puis celle de chef de l’Etat-Major Général de l’ALN. Boumediene s’impose dans les postes à responsabilité, mettant en valeur la primauté du militaire sur le civil, logique qu’il applique pour son coup d’Etat en 1965. Le militaire est au coeur de sa conception étatique et institutionnelle. Tahar Zbiri, ancien militaire, indique dans ses Mémoires que durant une rencontre avec Boumédiène en juin 1962 dans la base de l’Est, ce dernier lui aurait confié : « Il faut viser le pouvoir ». Sa détermination est claire, son ambition limpide, avant-même la proclamation de l’indépendance le 5 juillet.
L’Algérie connait la première mise en application de cette logique l’été de son indépendance, surnommée « l’été de la discorde » par Ali Haroun, ancien militant du FLN. C’est au cours de cet été que se joue l’avenir politique, économique et social du pays naissant, entre la voie du civil et du militaire qui s’affrontent. Deux voies incarnées par le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) et le clan d’Oujda, opposés par le truchement de l’armée des frontières dirigées par Boumediene qui refuse de reconnaitre, au lendemain des accord d’Evian, le GPRA. L’Etat-Major général estimait que le « GPRA avait trahi la Révolution non seulement parce qu’il avait accepté de telles concessions mais aussi parce qu’il voulait établir un régime bourgeois, de type capitaliste et pro-français, après la proclamation de l’indépendance. ». Cette lutte intestine pour le pouvoir entre les différentes personnalités possédant alors une légitimité historique pousse Ben Bella à collaborer avec le groupe d’Oujda, l’un ayant besoin d’un appui militaire, l’autre un soutien afin de dominer la scène politique gangrenée par des concurrences intestines.
C’est un véritable coup de force qui est organisé par le tandem Ben Bella – Boumediene : l’armée des frontières, composée de 60 000 hommes traverse les frontières et marche sur l’Algérie. Si cette force militaire n’avait pas été utilisée contre les Français pendant la guerre, elle est utilisée contre les Algériens de la wilaya IV. Arrivé à Alger, le bilan s’élève à 1000 morts, poussant le peuple algérois à s’élever contre le colonel et son armée scandant « Sebaa Snine Barakat ! », « Sept ans, ça suffit » : c’est« l’Indépendance confisquée », pour reprendre les termes de Ferhat Abbas dans son ouvrage éponyme dans lequel il écrit « Semant des cadavres sur sa route, Boumediene faisait la conquête de l’Algérie », « C’était la seule guerre qu’il fit ». En septembre 1962, le GPRA capitule sous ce coup de force, précédant la chasse aux opposants comme Mohamed Chabani en 1964 et Hocine Aït Ahmed, qui s’établit les années suivantes. La primauté militaire au sein du régime est alors affirmée et caractéristique de l’essence même du premier gouvernement algérien.
Ce premier coup d’État a alors nourri l’instabilité politique et l’accroissement des tensions à la fois au sein de la société algérienne et au sein de l’appareil de l’État. Selon Mohamed Harbi « Le goût du changement brusque total, le refus de l’action politique patiente, la préférence de Ben Bella pour les voies irrégulières dans la conduite des affaires publiques, tous ces facteurs mènent au coup d’État de Boumediene ».
Ben Bella est méfiant envers les hommes qui l’entourent et ressent ce bouillonnement politique qui inonde l’Algérie depuis son indépendance. Il a alors la volonté de prendre Boumediene et ses hommes de court sans confronter directement le colonel, alors vice-président du conseil et ministre de la Défense, soit le chef de la seule force organisée du pays. Il tente ainsi de réduire l’influence du clan d’Oujda au sein du gouvernement en provoquant la démission d’Ahmed Medeghri, ministre de l’Intérieur, Kaïd Ahmed, ministre du tourisme, il réduit les attributions de Chérif Belkacem, ministre de l’Orientation ayant sous son autorité l’information, l’éducation, la jeunesse. Ben Bella centralise le pouvoir : Président de la République, chef du gouvernement et secrétaire général du FLN, il s’attribue les ministères de l’intérieur, des finances et de l’information. Il s’attaque alors directement au bras droit de Boumediene à savoir Bouteflika, en attendant le départ du colonel pour le Caire en mai 1965, pour soustraire son acolyte du poste de ministre des Affaires étrangères. Alerté, Boumediene réunit ses compagnons du groupe d’Oujda rejoints par le groupe de Constantine. Le renversement de Ben Bella fait l’unanimité.
Le 19 juin 1965 à 1h30 du matin, le président Ahmed Ben Bella est arrêté. C’est la deuxième tentative de coup d’État que connait l’Algérie, alors jeune nation dont l’existence institutionnelle n’est reconnue que depuis trois ans. L’Algérie est à quelques semaines de célébrer l’anniversaire de son indépendance. Le groupe d’Oujda l’emporte définitivement sur les autres clans civils et sur les forces des maquis de l’intérieur.
Un coup d’Etat silencieux : putsch ou glissement institutionnel ?
Nous sommes loin des modèles de coup de force traditionnel réalisés dans le bruit et l’ostentation, mêlant démonstration du pouvoir et coup d’État. L’action fomentée par le colonel est alors à son image : discrète, réservée, invisible. Tout moyen de communication est coupé, à l’échelle nationale et internationale : la presse étrangère est interdite dès la veille du coup, les communications téléphoniques coupées pendant quarante-huit heures. Le programme de Radio algérienne est suspendu au profit d’une musique militaire et de la diffusion en boucle, en arabe et français, de communiqués. Ben Bella y est qualifié de « despote » et de « tyran ».
Des chars sont postés à chaque point stratégique de la ville, des hommes sont mobilisés dans toute la capitale. Ce décor ne surprend pas la population. Cette dernière est habituée à observer en arrière-plan de la ville le tournage du film La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo. Les hommes de Boumediene font usage de ce contexte afin de ne pas susciter de mouvements de foule en affirmant, selon Guy Sitbon, « ne vous inquiétez pas, population d’Alger, c’est la bataille d’Alger qu’on est en train de tourner, donc ne vous affolez pas ». Il a fallu 12h à compter du lancement des opération à la population algérienne pour apprendre les événements de la nuit du 18 au 19 juin. A 12h05, le pays prend connaissance dans un message signé du colonel diffusé par Radio-Alger de la création d’un Conseil de la révolution qui assume tous les pouvoirs.
Le premier président de la République algérienne est enfermé alors durant quinze ans, jusque sa libération le 30 octobre 1980. Son arrestation ne suscite pas de manifestations populaires ou de soulèvements de la part de la population mis à part à Annaba qui provoque la mort d’une dizaine d’Algériens, conséquences de violents affrontements avec l’armée. On peut entendre dans les archives tirées de l’INA « C’est une révolution qui ne fait pas trop de bruits. Ici, c’est un dimanche comme tous les autres, les Algérois étant plus préoccupés par l’état de la mer, la chaleur et les nuages que par le colonel Boumediene ». Ce n’est une surprise pour personne comme l’affaire le général Rachid Benyellès dans son ouvrage Dans les arcanes du pouvoir : « En apprenant ce qui allait se produire dans la nuit, je n’étais certes pas surpris, puisque qu’il était de notoriété publique que le torchon brûlait, depuis quelque temps déjà, entre Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene ». Le journaliste insiste sur le fait que ceux qui s’expriment en défaveur du putsch sont principalement des étudiants. En effet, ce sont eux qui animent l’opposition au pouvoir dans les années à suivre comme l’affirme l’historienne Malika Rahal dans son article « 1965-1971 en Algérie. Contestation étudiante, parti unique et enthousiasme révolutionnaire ».
Il est à noter que Boumediene réfute le terme de « coup d’État », et privilégie la formule « redressement révolutionnaire » pour deux principales raisons : alors que le coup d’État conduit à un changement de régime, le colonel affirmait appliquer avec fidélité les principes de la révolution du 1er novembre. Il expliquait d’autre part que son « redressement révolutionnaire » s’était effectué sans bain de sang et avait maintenu dans leurs fonctions les membres de l’administration de Ben Bella. La prise de pouvoir par la force militaire ne correspond donc pas aux critères d’un putsch selon la conception de Houari Boumediene. Dans un communiqué-programme, il explique sauver l’Algérie qui se trouve alors « au bord de l’abîme », et dénonce le « narcissisme politique » et le « socialisme publicitaire ». Il s’agit selon lui, de retrouver les racines pures de la révolution et de lutter contre une gangrène politique symbolisée par le président déchu.
Pour une nouvelle Algérie ?
Le nouveau chef du gouvernement entend tout d’abord mener une restructuration étatique qui se traduit par l’établissement d’un Conseil de la révolution, ayant autorité et contrôle sur le gouvernement. Il propose un siège à tous les membres du bureau politique du FLN. Seulement deux hommes refusent : Hocine Zahouane et Omar Benmahjoud. Le gouvernement est officiellement formé le 10 juillet 1965, les réseaux clandestins comme l’Organisation de la Résistance Populaire formé par des anciens membres du parti communiste algérien, sont très vite démantelés. Dix ans après le coup d’État, le conseil de la révolution ne comprend que 12 de ses 26 membres initiaux dont Bouteflika. La dimension autoritaire de l’État se voit alors accentuée. Pour le 10e anniversaire de la prise de pouvoir, Boumediene annonce l’élaboration d’une Charte nationale, l’élection d’une assemblée nationale et d’un président de la République. Selon Benjamin Stora, l’Algérie y est perçue uniquement comme une « totalité organique où le socialisme développe rationnement ce que la guerre de libération nationale avait entamé : la renaissance de la nation et la refonte totale de la société ». La Charte nationale de 1976 s’oppose alors par principe à la Charte d’Alger adoptée par le FLN en 1964. Il est alors possible de lire « La restauration de la souveraineté nationale, la construction du socialisme, la lutte contre le sous-développement, l’édification d’une économie moderne et prospère et la vigilance contre les dangers extérieurs exigent un État solide et sans cesse renforcé, non un État invité à dépérir, alors qu’il resurgit à peine du néant ». La volonté de retrouver les racines pures de la révolution en dépassant la parenthèse du gouvernement de Ben Bella est assumée.
Boumediene opère également à une nouvelle politique économique et sociale, redéfinissant l’encadrement de la société en décentralisant les fonctions par la charte communale du 18 janvier 1967 qui confère aux assemblées populaires communales la gestion des affaires de chaque commune ; par la charte de la wilaya du 25 mai 1969 qui crée une assemblée populaire de wilaya dont le wali exerce une tutelle administrative et financière à la fois sur la commune et la wilaya. Il est à la fois « gouverneur et tuteur ». Le monde du travail se voit également transformé par l’ordonnance du 8 novembre 1971 qui organise la gestion sociale des entreprises à travers une assemblée des travailleurs et un conseil de direction. Ainsi, les « citoyens travailleurs » sont mobilisés pour participer au bon fonctionnement des différentes républiques à différentes échelles sous le contrôle du pouvoir révolutionnaire et du pouvoir d’État. Un nouvel équilibre politique est trouvé. L’Algérie s’affirme également à travers ses choix économiques à travers le développementalisme, la stratégie des hydrocarbures en amorçant la « décolonisation pétrolière » en nationalisant ses industries en 1971, et la réforme agraire engagée la même année et appliquée de 1972 à 1975. Néanmoins la population paysanne ne se sent pas concernée et impliquée par cette transformation autoritaire de l’agriculture, demeurant subordonnée aux impératifs de l’Etat.
Le pouvoir est d’autant plus légitimé à travers l’écriture de l’histoire par la restructuration du passé en nationalisant l’enseignement de l’histoire dès juin 1966 : la geste des soldats est magnifiée, le rôle de l’armée des frontières dirigée par le colonel Boumediene est valorisée et mise en avant, au mépris du rôle des masses paysannes, urbaines, ou encore de l’histoire partisane des nationalismes algériens. Une nouvelle histoire et interprétation de l’histoire ressort alors du putsch de 1965.
Ainsi, c’est un État fort et autoritaire marqué par un interventionnisme accru qui ressort de la prise de pouvoir de juin 1965, transformant en profondeur la société algérienne et ses institutions sous couvert non pas d’innover, mais de revenir à la volonté initiale de la révolution. Le coup d’État a alors posé les fondements de l’Algérie que nous connaissons aujourd’hui, malgré la tentative de « déboumedianisation » qui a suivi sa mort.
Par Maïssa
Références :
- ABBAS Ferhat, L’indépendance confisquée (1962-1978), Paris : Editions Flammarion, 1984.
- BALTA Paul, « Ombres et lumières d’une révolution », Le Monde diplomatique, novembre 1982.
- HAROUN Ali, L’été de la discorde, Algérie, Casbah éditions, Alger, 2000.
- RAHAL Malika. « 1965-1971 en Algérie. Contestation étudiante, parti unique et enthousiasme révolutionnaire » . Françoise Blum, Pierre Guidi et Ophélie Rillon. Étudiants africains en mouvements. Contribution à une histoire des années 1968, Publications de la Sorbonne, 2016,
- SITBON, « Reportage de Guy Sitbon », Nouvel Observateur, no 32, 24 juin 1965, p. 11-22
- STORABenjamin, Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance 1. 1962-1988. La Découverte, « Repères », 2004,