La recommandation : El Gusto

Publié le 6 juin 2021

El Gusto est un film documentaire réalisé par Safinez Bousbia en 2011 et raconte l’histoire de musiciens Musulmans et Juifs algériens, qui se retrouvent près de cinquante ans après la guerre pour rejouer leur musique héritée du grand El Anka : le chaabi. C’est la recommandation de la semaine de Récits d’Algérie, par Baya.

Cela fait un bon petit bout de temps que l’envie de vous peindre la toile de ce film vagabonde dans mon esprit. Cette errance n’a su trouver l’écho des mots, tant elle a à exprimer. Aujourd’hui l’errance a su trouver son chemin, celui d’El Gusto, celui d’un film qui expose les souvenirs de ces hommes, enfouis depuis des années et qui passent tels des étoiles filantes dans le ciel qu’est leur mémoire.

« El Gusto » vient de l’espagnol et est rentré dans le dialecte algérois pour signifier à la fois la bonne humeur ou encore « good-mood ». Alors aujourd’hui, l’écriture de cet article, à l’image de ce film, je dirais que djatni 3la el Gusto – je suis dans l’esprit d’écrire cet article.

Qu’est-ce que le chaabi ?

Il m’est impensable de vous parler de ce documentaire sans revenir aux racines du chaâbi. En 1492, lorsque l’Espagne a expulsé les Musulmans et les Juifs séfarades de ses territoires, les sons de l’Andalousie sont venus s’implanter en Afrique du Nord. En Algérie, la musique arabo-andalouse a continué d’évoluer selon les régions, en absorbant diverses influences. On a par exemple le Malouf à Constantine, le Gharnati à Tlemcen, la Sanâa d’Alger…

Cependant le public de la musique arabo-andalouse demeure restreint et est majoritairement composé de la classe bourgeoise, aisée, dominante.  Au cours de la première moitié du XXe siècle, alors que la bourgeoisie s’abreuvait de qasidates (poèmes) andalouses à l’opéra, les quartiers populaires de la Casbah eux donnaient naissance au Châabi. On doit cet héritage à l’Hadj M’hamed El Anka, élève du cheikh Nador. Le mot chaâbi fait référence à ses origines folkloriques, qui signifie « du peuple » ou « populaire », en arabe. A cette époque ce n‘était pas encore une musique nommée ou institutionalisée.

Contrairement à la musique arabo-andalouse qui est très codifiée, le chaabi lui est une musique beaucoup plus libre qui laisse énormément de place à l’improvisation. C’est pourquoi il est aussi appelé le « blues de la casbah ». Comme le disait Mohammed Ferkioui dans le documentaire El Gusto : « On prend le mandole, une guitare et on commence à bricoler ».  Ça a l’air si simple, n’est-pas ? Ainsi, bien que rejeté par les puristes, il n’a pas tardé à devenir la voix et l’âme de la ville d’Alger, marqueur de son identité musicale.

Le Châabi prend principalement racine dans la musique classique andalouse, mais il incorpore également les répertoires poétiques du melhun, des madih religieux et des chants berbères. Il est à l’image de la ville et de son métissage séculaire. La mise en œuvre diversifiée des instruments (darbouka, violons, mandole, oud, guitare, banjo, piano etc…) produit une harmonie auditive tout à fait fascinante. Son rythme lent en introduction (istikhbar) s’accélère jusqu’à prendre un élan étonnamment puissant selon des rythmes spécifiques comme le berwali.

Dans une ville aux mains des Français depuis 1830, le chaabi était la musique des cafés maures, des coiffeurs de la médina, des dockers du port de pêche et des maisons closes, le chaabi chantait la vie et les déboires du peuple. Ces lieux deviennent dans l’entre-deux-guerres, les seuls rares espaces d’expression musicale.

Enfin en 1955, El-Anka fait son entrée au Conservatoire municipal d’Alger en qualité de professeur chargé de l’enseignement du chaabi. Beaucoup des protagonistes de ce documentaire faisaient partie de ses élèves, dont Mohamed Ferkioui, celui avec qui tout a débuté…

Bref synopsis du documentaire

L’histoire du documentaire El Gusto commence par une rencontre tout à fait fortuite. Safinez Bousbia , une architecte d’origine algérienne de 22 ans vivant en Irlande, en marchant à travers la Casbah, est tombée sur une petite boutique artisanale où M. Ferkioui fabriquait et peignait des miroirs en bois. De fil en aiguille elle finit par l’interroger sur les photographies de musiciens, épinglées à un miroir, en noir et blanc, fanées par le temps qui les avait consumées. Au cours des heures qui ont suivi, M. Ferkioui a raconté comment il avait autrefois fait partie d’un célèbre conservatoire chaabi et d’une troupe musicale dans les années 1950.

Mme Bousbia a donc décidé de réunir ces musiciens dont les histoires imbriquées créent une mosaïque de plusieurs années de l’histoire algérienne. Les trouver était la partie la plus ardue. Le processus a duré plus de deux ans. Monsieur Ferkioui avait du mal à se souvenir des noms ; le conservatoire de musique d’Alger où il avait étudié était fermé depuis longtemps. Elle a donc traqué les registres d’enregistrement du conservatoire et fait du porte-à-porte à la recherche des musiciens. Elle en a retrouvé plus de deux douzaines en Algérie et en France.

A travers des témoignages et des extraits d’archives, El Gusto raconte les retrouvailles de ces musiciens autour de leur passion commune pour le chaabi cette musique qui « faisait oublier la misère, la faim et la soif ». Plongés dans la splendeur d’Alger, survolant les ruelles tourbillonnantes de la Casbah, le documentaire met en lumière l’histoire de ces hommes, Juifs et Musulmans, qui ont longtemps coexisté et que le contexte de lutte contre l’occupation coloniale a séparé ensuite.

De prime abord, le montage et la qualité du documentaire paraissent tout à fait communs, mais les sublimes prises de vue, les travellings qui survolent Alger et les sons familiers qui l’animent ont de quoi nous faire chavirer. Par ailleurs, au-delà de l’émotion, et bien que le film n’ait pas de prétention politique, il offre une tribune aux intervenants. Les artistes algériens expriment leur colère quant au manque de considération et de couverture sociale qui donnent à l’artiste algérien, un statut éminemment précaire.

Le chaabi comme instrument de lutte anticoloniale

En novembre 1954, au lendemain du déclenchement de la guerre de libération, Alger assise sous un ciel grisâtre teinté de rouge, voyait ses orchestres s’éteindre peu à peu en solidarité avec le FLN (Front de Libération Nationale). Pour les membres Juifs et Musulmans de la troupe, le début de la guerre aura marqué le début de la fin de leur groupe musical chaâbi.  D’une part, pour les musiciens juifs, ce sont les vagues de l’exil qui les emporteront, bien loin de leur ville natale, loin de leur quotidien, loin de leur musique, loin du chaâbi. Pour certains ce fut l’unique alternative. Monsieur Luc Cherki, guitariste, nous raconte que « Étant juif et faisant de la musique arabe, on m’a dit qu’on était en guerre, qu’il ne fallait plus que je chante en arabe. Mais je ne pouvais pas. », alors, nous dit-il « J’ai fait ma valise et je suis parti d’Alger, laissant derrière moi avec regret ma famille et mes amis… ». D’autre part, le documentaire, au travers des récits, témoigne de l’engagement des artistes musulmans algériens en faveur de l’indépendance du pays. On peut citer Monsieur Berkani qui a passé quatre années de vie en prison où il a été torturé pour ses activités politiques. Il raconte qu’il jouait de la musique pour « remonter le moral» des prisonniers.

Le chaabi a aussi été un réel outil de lutte contre l’occupation. Les chanteurs, comme nous l’explique le joueur de mandole Rabah Bernaoui, par leur statut d’artiste, s’introduisaient dans les galas pour faire passer des messages. Aussi, les soirées chaabi permettaient de couvrir les réunions du FLN. Les paroles des musiques chaabi étaient aussi vectrices de messages codés. D’ailleurs, el Anka dans sa chanson « Achki fi Khnata », livre un hymne à l’indépendance à mots couverts en langue vernaculaire,  « khnata » signifiant ici indépendance.

Dans El Gusto, les différents portraits expriment en filigranes une certaine mélancolie et une amertume pour un passé qui n’est plus. La cohabitation fraternelle des enfants de la Casbah s’est complètement brisée, mise à mal par la colonisation. En accordant la nationalité française aux quelques 35 000 « Israélites indigènes » tout en maintenant les populations musulmanes à un statut subalterne d’ « indigène », le décret Crémieux de 1870 marquera, via cette inégalité de traitement, le début de la fracture entre les deux communautés. Les Juifs sont alors assimilés aux colons pieds-noirs, au travers de diverses politiques de francisation telles que l’école ou encore l’armée obligatoire.

L’histoire des Juifs algériens est une histoire complexe, sur laquelle ont travaillé des chercheurs comme l’historien Pierre-Jean Le Foll-Luciani, dont les travaux portent sur les “trajectoires dissidentes” de Juifs engagés dans la guerre anticoloniale.  Elle est faite à la fois de résistance face à l’oppresseur colonial mais aussi de capitulation et d’allégeance au régime colonial. Le film s’est focalisé sur des vécus humains, des témoignages précieux, mais qui auraient pu être davantage enrichis en évoquant peut-être un peu plus en profondeur ce contexte.

Finalement, après un long périple, la troupe finit par se reformer à Marseille et se produire à guichet fermé sur de nombreuses scènes à travers la France et le monde, mais pas en Algérie malheureusement. El Gusto, cet enivrant orchestre d’envergure, a su transposer la joie et la bonne humeur dans ses musiques, ses reprises de classiques du chaabi algérien comme « Ya rayeh », « Chehilet Laâyani » ou encore une chanson que j’adore : « Haramtou bik nouaâssi ».

– Par Baya