Le Panaf d’Alger

Publié le 21 juillet 2021

Juillet 1969, l’Algérie est en pleine effervescence. Pendant 10 jours, la capitale connait un moment d’exaltation impressionnant. Elle accueille du 21 juillet au 1er aout le premier festival culturel panafricain, rendant ainsi hommage aux identités africaines de pays décolonisés ou en lutte pour leur indépendance. Maïssa revient sur cet évènement majeur de la période qui a suivi l’indépendance algérienne.

La symbolique du Panaf d’Alger est forte et évidente. Les sentiments submergent la ville blanche pour célébrer une unité africaine puissante, forte et résiliante : en somme le festival prend des allures de démonstration de force pour montrer aux Occidentaux l’épanouissement de leur volonté anti-impérialiste. Alger devient alors le théâtre où se déroule une pièce internationale. C’est une véritable émulation culturelle qui prend place : cinémas, musées, stades, places publiques, universités… tout devient un lieu hébergeant des expositions, des conférences, des performances musicales, théâtrales, des projections de films et documentaires… La rue est occupée par des foules curieuses de voir ce que les cultures ont à offrir. La spectacularité caractérise l’événement.

 

 

 

– Alger centre de nuit lors du Panaf (Photographie de Guy Le Querrec)

 

 

 

– Affiche célébrant l’unité africaine (Photographie de Guy Le Querrec)

La célébration du panafricanisme et de l’anti-impérialisme

Le festival se déroule dans le cadre de la décennie des indépendances. Les pays du Maghreb obtiennent leur indépendance dès les années 1950, aboutissant avec l’Algérie en 1962. De l’autre côté du Sahara, les pays suivent ce dernier avec la même année l’indépendance du Rwanda et du Burundi, suivi par le Kenya en 1963, le Botswana en 1966 et la Guinée équatoriale en 1968. La lutte pour l’indépendance fait encore rage au Mozambique, en Angola et en Guinée-Bissau. Ainsi, dans le cadre de son festival, Alger accueille différents mouvements indépendantistes comme l’ANC d’Afrique du Sud, le FRELIMO mozambicain, le FROLINAT tchadien, le MPLA angolais, le PAIGC de Guinée-Bissau ou encore le ZAPU de Rhodésie du Sud. Selon l’historienne Mériem Khellas, trois Afriques se retrouvent à cet événement : l’Afrique en marche, l’Afrique en guerre, et l’Afrique en exil.

 

 Centre culturel des BPP rue Didouche Mourad, Bruno barbey 1969

 

 

 

Eldridge Cleaver, David Hilliard, Pete O’Neale avec les représentants du Fatah chargés des mouvements de libération, Alger 1969

Il faut également compter sur la présence d’autres groupes révolutionnaires tels que les Black Panthers et le Fatah palestinien. Ainsi, Meriem Khellas relève la présence de 27 groupes révolutionnaires dont 7 africains, permettant à l’Algérie de pendre le nom de « Mecque des révolutionnaires ». Il est important de souligner qu’en plus d’abriter des entités, le pays continue de venir en aide aux pays en cours de décolonisation, et ce malgré les difficultés intérieures. L’engagement panafricain et tiers-mondiste est évident.

On peut alors se questionner : pourquoi Alger ? La capitale, et plus largement le pays, se voit érigée en modèle de la lutte anti-impérialiste pour sa guerre qui connait un retentissement international et ce qu’elle symbolise. Mais la culture vient également magnifier cette indépendance, facilitant l’idéalisation de cet espace qui entre quasiment dans l’ordre du mythe. Frantz Fanon déjà dans L’an V de la Révolution (1959) a permis de rendre compte à l’international de la guerre qui ravageait l’Algérie. Cette œuvre est utilisée et appliquée a posteriori par d’autres grands penseurs révolutionnaires tels que Fidel Castro, Che Guevara, Huyey Newton ou encore Paulo Freire. Cela permit alors de rendre l’Algérie célèbre chez les pays tiers-mondistes et non-alignés. Il est possible également de relever l’influence du film de Gillo Pontecorvo La Bataille d’Alger (1966). Ce film servit d’appui primordial pour les Black Panthers dans l’élaboration de leur stratégie. Alger bénéficie alors de la diffusion de son mythe guerrier et devient l’endroit idéal pour l’expression d’un festival célébrant l’anti-impérialisme.

Cet événement fait partie intégrante d’un cycle. En effet, le Panaf d’Alger n’est pas le premier festival célébrant l’identité africaine. En 1966, Dakar (Sénégal) accueillait le premier Festival des arts nègres qui vise à faire la promotion de la culture noire et de sa diaspora. Les pays du Maghreb sont absents de l’événement au nom de revendications liées au concept de négritude. La situation est différente à Alger en 1969.

Le Panaf veut tisser des liens culturels et tente de faire la promotion d’une africanité commune, du panafricanisme révolutionnaire, et entend dépasser les idées de « négritude » et d’ « arabité », dépassant ainsi la frontière naturelle que représente le Sahara. Le Panaf d’Alger est suivi par le Zaire 74, un festival de musique du 22 au 24 septembre 1974 à Kinshasa, au Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo). Enfin, ce cycle aboutit par le Festac ’77, le deuxième World Black and African Festival of Arts and Culture, un festival international majeur organisé à Lagos (Nigeria) du 15 janvier 1977 au 12 février 1977. Cet événement a célébré pendant un mois la culture africaine sous toutes ses formes.

Ainsi le Panaf d’Alger s’inscrit plus largement dans une démarche de réappropriation de soi, et de son identité africaine, décloisonnant des frontières imposées par l’ennemi impérialiste qui entendait opposer Afrique du Nord à l’Afrique subsaharienne. Le discours d’inauguration du président Boumediene confirme cette volonté :

« Le premier festival culturel panafricain est loin d’être un divertissement général qui nous distrait de la lutte quotidienne. Il fait partie d’un immense effort pour notre émancipation. Il fait partie du combat que nous continuons tous, en Afrique, à mener : qu’il soit celui du développement, ou celui de la libération nationale ».

L’événement est alors organisé par le gouvernement algérien avec le soutien de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) créée en 1963, avec à sa tête le président algérien Houari Boumediene.

 

 

 

Discours inaugural du président Boumediene

L’exaltation de l’identité africaine par l’art et la culture

L’identité africaine est célébrée au cours de ce festival à travers la musique, les beaux-arts, la littérature, le théâtre, la danse, la philosophie… une fièvre envahit la ville. Jour et nuit, des événements s’approprient les espaces et les rues pour donner vie à une culture que la colonisation a tenté de balayer. Malika Rahal dans un article publié dans l’Humanité en juillet 2019 écrivait « Le 20 juillet 1969, alors que Neil Armstrong et Buzz Aldrin posent le pied sur la Lune, et que le monde a les yeux tournés vers les télévisions qui retransmettent l’événement, le continent africain se prépare aussi à célébrer son unité, sa libération et sa culture, les yeux tournés vers Alger ».

On peut assister à des ballets folkloriques et classiques à la salle Atlas, gouter de la musique moderne ou assister à des pièces de théâtre au cinéma Afrique, aller à la Cinémathèque pour la « Semaine des films africains », discuter avec Eldridge Cleaver à la salle des Actes… La ville devient une scène où se déroulent nombres de merveilles : des podiums sont installés place des Martyrs, place Khemisti, place du 1er Mai, au stade des Annassers. Au musée des Beaux-Arts se tient une exposition d’art ancien dont les oeuvres proviennent de divers musées européens. Le temps de quelques jours, ces artefacts issus de pillages reviennent témoigner de la charge culturelle des pays anciennement colonisés. On peut retrouver ces propos marquants dans la brochure du festival « Pour la première fois depuis qu’elles avaient quitté l’Afrique, après y avoir été créées par les mains anonymes d’artisans africains, ces oeuvres revenaient à leur terre d’origine. A cette occasion, elles ont retrouvé toute leur signification, au voisinage d’autres venues des musées d’Afrique ». On retrouve également dans une ancienne maison de la Casbah des tissages du sud algérien et des costumes de cérémonie de Tunisie. La culture maghrébine est également célébrée. Cependant, il est à noter que la culture kabyle n’est pas représentée lors de ce festival, suscitant alors des controverses.

Ces événements sont voués à être largement diffusés, notamment en mondovision par le biais de télévisions placées dans la ville, pour permettre au public de suivre les spectacles. Les journalistes internationaux sont également présents. En outre, cet événement long de 10 jours est voué à connaître un écho considérable.

Dès le premier jour, les habitants observent un défilé des artistes de toutes les délégations africaines dans les rues de la vieille ville. Elles ouvrent la marche par un baroud traditionnel. C’est une véritable vague qui déferle sur le périmètre du défilé : les foules inondent les places et trottoirs dans l’espoir d’apercevoir ces étrangers frères d’arme. La rue qui était alors un espace de protestations et de revendications estudiantines devient un espace de promotion. L’Algérie n’opte pas pour un défilé civil mais pour une marche militaire. Les enjeux sont soulignés : le gouvernement profite alors de cette célébration de l’anti-impérialisme pour réaffirmer à l’intérieur ses positions politiques. Il rappelle ainsi que le festival prend place dans un régime autoritaire et personnel.

 

 

 

Cavaliers au défilé photographiés par Guy le Querrec

Des artistes et des troupes venus de toute l’Afrique et de la diaspora africaine ont participé à cet événement. Parmi les artistes figurent : Miriam Makeba, Archie Shepp, Choukri Mesli, Barry White, Nina Simone, Ousmane Sembène, Albert Memmi, Sunny Murray, Maya Angelu, Don Lee, et bien d’autres.

La performance de Miriam Makeba, militante anti-apartheid en exil marqua durablement les esprits. Elle chantera notamment en arabe quelques années plus tard « Ana Houra fi El Djazair », « Je suis libre en Algérie » une ode éclatante à la libération des peuples africains et au peuple algérien. La chanteuse se verra octroyer la citoyenneté algérienne à la conclusion du festival pour faciliter ses déplacements à l’étranger.

En fin de festival, Archie Shepp, star américaine du jazz, monte sur scène avec ses musiciens et une large troupe de musiciens et danseurs touaregs. C’est un moment d’anthologie qui démontre bien le rapprochement des cultures de la diaspora africaine prenant place durant le festival.

Ce que retient Boussad Ouadi, aujourd’hui éditeur et libraire, de ce festival, c’est ce sentiment d’euphorie et d’exaltation intellectuelle, de ces rencontres et débats, notamment avec les Black Panthers.

Ce que retient Eldridge Cleaver, ministre de la communication des Black Panthers, de ce festival, c’est l’émulation révolutionnaire entre les groupes indépendantistes africains et les Black Panthers.

Ce que retient Elaine Mokhtefi, journaliste et interprète pour les Black Panthers à Alger, de ce festival, c’est l’unité profonde des groupes révolutionnaires qui ne formaient qu’un face à l’ennemi commun.

Le festival s’achève avec la publication d’un manifeste culturel africain censé appuyer le développement du continent, actant la réappropriation et la mise en avant de la culture au profit de la puissance des pays. On peut y lire « L’africanité doit se garder d’une expression complaisante et stérilisante du passé, mais bien au contraire impliquer un effort novateur, une adaptation de la culture africaine aux exigences modernes d’un développement économique et social harmonisé ». Le soft power africain est affirmé.

Un événement érigé en mythe à juste titre ?

Cependant, en tant qu’événement politique, il est impossible de traduire cet événement en célébration désintéressée. En 1969, Boumediene est au pouvoir après avoir renversé son prédécesseur Ben Bella en juillet 1965. Le festival prend alors place un mois après le quatrième anniversaire de l’arrivée au pouvoir du militaire. Il ne s’agit pas d’une simple coïncidence : Boumediene, moins démagogue que Ben Bella, voit son autorité remise en question de nombreuses fois. Les crises se multiplient, les manifestations, notamment étudiantes, croissent face au durcissement du régime. De même, à l’échelle internationale, Boumediene est moins apprécié que Ben Bella,  ce dernier étant considéré par les Cubains comme le véritable symbole de la révolution. Il est alors accusé d’avoir renversé ce symbole et trahi la lutte anti-impérialiste. Ainsi l’enjeu est double pour Boumediene : restaurer sa popularité auprès de la population et retrouver une forme de crédibilité au sein de la révolution anti-impérialiste.

Il ne faut donc pas nier cette réalité intéressée du Panaf d’Alger qui réaffirme la puissance de pays longtemps dominés, mais qui est également symptomatique de nouvelles difficultés et problématiques face auxquelles les pays non-alignés doivent lutter. Le Panaf de 1969 s’organise alors avant tout autour de ces questions.

Quarante ans après cette première édition est tenu, en juillet 2009 un second Panaf d’Alger, réunissant 49 pays africains. La volonté de s’inscrire dans la lignée de juillet 1969 est évidente, bien que l’intensité et les enjeux aient évolué. Le Panaf d’Alger continue ainsi d’occuper une place importante dans la mémoire collective, témoin d’un âge d’or pour lequel beaucoup tente de retrouver les saveurs avec nostalgie.

Par Maïssa

Bibliographie/ Sources :

  • KHELLAS Mériem. Le premier Festival culturel panafricain : Alger, 1969 : une grande messe populaire. Paris : L’Harmattan, 2014.
  • TOLAN SZKILNIK, Paraska. « Flickering Fault Lines. The 1969 Pan-African Festival of Algiers and the Struggle for a Unified Africa », Monde(s), vol. 9, no. 1, 2016, pp. 167-184.
  • RAHAL Malika. « Avec le Panaf, Alger devient la capitale des émancipations », L’Humanité Dimanche, juillet 2019.
  • MOKHTEFI Elaine. Alger, capitale de la révolution: de Fanon aux Black Panthers. La fabrique, 2019
  • BEN SALAMA, Alger, la Mecque des révolutionnaires. Documentaire Arte, mai 2017.
  • KLEIN William, Eldridge Cleaver, Black Panther. Documentaire, 1970.
  • https://panafest.org.za : Panafest, une plateforme d’archivisation des sources orales autour des panafestivals.