Maire d’Alger à 29 ans avant d’arpenter les grandes galeries du Palais Bourbon, sa carrière politique fulgurante et brillante et ses idées lucides et progressistes lui vaudront plus d’inimitié que de sympathie. Il aura marqué les esprits par sa persévérance à contre-courant des idées dominantes de l’époque. Portrait d’un homme d’idée.
Jacques Chevallier est aujourd’hui un acteur bien peu connu de l’épisode de la guerre d’Algérie, dans laquelle pourtant il a joué un rôle de premier plan, dans les arcanes du pouvoir.
Un amerloque à Alger
Jacques Chevallier nait à Bordeaux le 15 novembre 1911 dans une famille de voyageurs. En effet son père, Etienne, a grandi en Algérie dans une famille influente ayant fait fortune dans la tonnellerie. Sa mère, Corinne est d’origine bretonne mais de nationalité américaine et vit en Louisiane au moment où elle rencontre Étienne.
Lorsqu’il a 8 ans, la famille s’installe à la Nouvelle Orléans ce qui permettra à Chevallier et son frère de s’imprégner de cette culture américaine des années folles. Il maitrise alors parfaitement l’anglais. Trois ans plus tard néanmoins, la famille plie de nouveau bagage et vogue vers d’autres horizons, plus précisément vers la baie d’Alger : le patriarche étant mort, c’est à Etienne de reprendre les affaires.
Jacques Chevallier s’éprend vite de sa nouvelle vie et s’attache de plus en plus à cette ville qu’il connait par cœur. Il étudie chez les Jésuites, à quelques mètres du grand lycée d’Alger fréquenté alors par Albert Camus. Il intègre finalement la faculté de droit et effectue de brillantes études.
Jacques est un jeune homme fringant, élancé avec beaucoup d’allure et de bagout. Il épouse à 21 ans Renée, ils auront ensemble sept enfants. Ils s’installent dans la commune d’El Biar dans les hauteurs d’Alger, dans une résidence nommée El Bordj (la forteresse), que son arrière-grand-père avait achetée à la famille de Hussein Dey. Il prend poste dans l’entreprise familiale mais il s’ennuie et aspire à autre chose. Son ambition est politique, il rêve d’action et souhaite avoir un impact sur ce pays auquel il s’est attaché et où la vie est si douce.
En 1934, Chevallier, fervent catholique, adhère au mouvement de croix de feu du colonel de la Rocque. Il est séduit par l’aspect religieux du mouvement et son dynamisme : il n’y restera pas longtemps et changera totalement de vision politique. Mais le pas est fait : le voilà entré dans l’arène politique.
Drapeau bleu, Alger la blanche et toussaint rouge
Jacques Chevallier a donc fait son entrée dans l’arène politique qu’il ne quittera pas de sitôt. Il se révèle très vitre extrêmement doué, fin diplomate, chaleureux et séducteur. A 26 ans, il est élu au conseil municipal de sa ville d’El Biar, puis maire en 1941 sous le régime de Vichy. Il devient alors à 29 ans le plus jeune maire de France. C’est alors que surviennent les premières désillusions politiques. L’ambition du fringant Jacques Chevallier était en partie animée par son amour pour la vie qu’il menait à Alger et il eut tôt fait de comprendre que ce n’était pas le cas de tout le monde. Il est frappé par une pauvreté, une misère vécue par de nombreux algérois : nous sommes alors en pleine guerre.
Chevallier quitte femme et enfants et va rejoindre les alliés afin de participer à la campagne d’Italie.
Revenu victorieux à Alger, auréolé d’une gloire certaine, il ne tarde pas à croiser la route, dans la pénombre spirituelle de la messe dominicale d’un certain Général de Gaulle.
En effet il ne faut pas oublier que c’est à Alger qu’est établi le gouvernement de la France libre.
C’est par le biais de Jacques Soustelle que le général de Gaulle sollicite Chevallier pour une mission outre atlantique afin de restructurer les services secrets de la France libre.
Jacques a alors 33 ans et il est ravie de cette mission. Celui qu’on surnommait l’ « amerloque » à la faculté de droit s’acquitte de son devoir avant de revenir à El Biar.
Son retour le laisse dubitatif, il n’a pas retrouvé la ville exactement comme il l’a quitté. Entre temps il y a eu les massacres de Sétif-Guelma-Kharrata. Et malgré le calme apparent, Chevallier n’est pas dupe. Le feu couve.
Chevallier est convaincu par le colonialisme d’état et les bienfaits de la présence française en Algérie. C’est un état d’esprit qui sera amené à évoluer par la suite mais c’est sur les bases de cette conviction que Chevallier est élu député.
Il quitte rapidement son siège suite à des désaccords mais pas que : car au final, l’homme de terrain ne se sent pas à sa place dans l’ambiance feutré du Palais Bourbon
Néanmoins cet intermède confirme son ressenti : l’Algérie est au bord de l’implosion. Il faut engager de toute urgence un dialogue entre les deux camps : c’est à son sens la seule façon d’éviter le bain de sang.
Ainsi est son nouveau mantra.
Il est de retour à Alger, il écrit dans l’Echo d’Alger et attend son heure qui ne tarde pas. En 1953 il est élu maire d’Alger.
Enfin à la place où il se sent le plus épanoui et sans doute le plus heureux : il engage une grande modernisation de la ville : s’associant au fameux architecte français Fernand Pouillon il entreprend la construction de grands ensembles sur les hauteurs d’Alger : des HLM dans le but de reloger ceux qui vivent dans les bidonvilles. Jacques est ravi de ce projet. Il est régulièrement vu au volant de sa voiture afin d’aller contrôler lui-même l’avancement des travaux.
En juin 1954 il devient secrétaire d’Etat à la guerre. Il accepte immédiatement et saisit l’occasion pour faire du lobbying pour ses idées : accorder à l’Algérie une autonomie afin de s’allier à elle dans une entente réciproque. Il organisera plusieurs rencontres pour convaincre la classe politique, dont une, très particulière entre un leader nationaliste algérien et le Président du conseil Pierre Mendes France.
Mais il est déjà trop tard.
Le 1er novembre, à peine trois mois après sa nomination, c’est la Toussaint Rouge marquée par une série d’attentats revendiqués par le FLN.
Et c’est l’explosion. Rapt, attentats, ratonnades, bombes.
Chevallier obtient le portefeuille de la Défense et tente d’apaiser les esprits afin d’éviter l’escalade de la violence. Sans succès. Le gouvernement de Pierre Mendes France chute et Chevallier rentre bredouille dans une Alger à feu et à sang.
3) Echarpe tricolore et nationalité algérienne.
Il reprend son fauteuil de maire et s’escrime tant bien que mal à maintenir un dialogue entre les européens et les musulmans. Il devient alors le premier recours des algérois victimes des tortures et exécutions sommaires perpétrées par les paras du général Massu. C’est ainsi que sa fille décrira les 5-6 personnes qui tous les jours, dès 6h du matin, attendaient à la porte du Bordj une audience auprès du maire pour avoir des nouvelles des leurs disparus pendant la nuit.
C’est dans ce contexte, fin décembre 1956, que Jacques Chevallier recevra un coup de fil d’un partisan nationaliste qui lui proposera une rencontre top secrète avec un leader.
Il s’y rend sans sourciller devant le danger en espérant y trouver là le début d’un dialogue. Sans succès.
On l’appellera de ce fait le « maire des arabes ». Une réputation peu reluisante et bientôt des appels au meurtre seront proclamés contre lui lors des manifestations des européens d’Alger. Il est par ailleurs conspué aussi coté indépendantiste : bien qu’on lui reconnaisse une bonne volonté dans l’ouverture du dialogue, il est impensable pour les responsables de l’insurrection que l’homme à l’écharpe tricolore souhaite réellement une émancipation de l’Algérie du giron français.
Sa disgrâce sera totale en 1958 : alors que le général de Gaulle revient au pouvoir et se rend à Alger pour prononcer son fameux « je vous ai compris », il ignore totalement et volontairement Chevallier.
S’en est trop. Il publie un ouvrage nommé Nous, Algériens dans lequel il expose encore une fois son idée d’une Algérie fédérale et se retire.
Il se remet dans les affaires et vit alors entre Alger et Paris.
Fin de la carrière politique.
Pourtant trois ans plus tard, un étrange coup de fil ravive des souvenirs pas si lointains.
Le contexte est toujours sombre : l’OAS met l’Algérie à feu et à sang et refuse l’inéluctable.
C’est alors que le général Salan, chef de l’OAS décide de contacter l’ancien maire d’Alger afin de le rencontrer.
On peut imaginer l’inquiétude et la suspicion dans l’esprit de Chevallier.
L’ancien maire des arabes compte pas mal d’ennemis au sein de l’OAS et d’ailleurs le général Salan est en cavale. Le rencontrer le place en très mauvaise posture. Pourtant comme à Alger quelques années auparavant, il n’hésite pas à grimper dans l’auto qui le conduira dans la cache du général. Ce dernier sollicite le réseau de l’ancien maire afin de négocier en sous-main avec les chefs indépendantistes.
L’entretien ne portera pas ses fruits et Salan est arrêté quelques mois plus tard.
Son successeur, Jean Jacques Susini réitère cette demande auprès de Chevallier quelques mois après la signature des accords d’Évian : il souhaite négocier avec le nouveau leader algérien : AbdelRahman Farrès afin de conditionner l’acceptation pour l’OAS de l’indépendance à la préservation des droits des français algériens.
Chevallier, de bonne grâce, organise ces négociations qui parfois auront lieu chez lui, à El Biar, entre les deux ennemis.
Trop tard encore. Au sommet du FLN on se déchire déjà pour le pouvoir et les partisans de l’OAS n’abandonnent pas leur politique de la terre brulée.
En 1962, l’indépendance est prononcée et Chevallier demande la nationalité algérienne qu’il obtiendra.
Il consacre les dernières années de sa vie à des projets touristiques dans cette toute nouvelle Algérie, au service du développement et de la modernisation, comme durant son mandat à la mairie d’Alger.
En avril 1971 s’éteint le dernier maire d’Alger affaibli par un cancer du poumon.
Dans les ombres de sa demeure d’El Bordj, à El Biar.
Comme il l’a toujours souhaité.
Source :
- Jacques Chevallier, l’homme qui voulait empecher la guerre d’Algérie – José Alain Fralon