L’étude de l’histoire algérienne est souvent résumée à deux “monstres historiques” : la guerre d’indépendance et la décennie noire. Pour se saisir correctement de ce passé et de ses conséquences, Maïssa propose une nouvelle rubrique sur Récits d’Algérie, consacrée à l’étude des évènements post-1962.
En 2012 l’historienne Malika Rahal écrivait dans un article « Privée de son passé, l’Algérie est un pays qui se voit encore sans avenir ». A l’heure où l’histoire algérienne est encore objet de débat et de dissensions des 1 deux côtés de la Méditerranée, il parait impératif de lever le voile non seulement sur ce que représente réellement l’histoire de la colonisation algérienne, en mettant en lumière des vérités historiques encore niées, mais également en n’oblitérant pas que l’histoire algérienne ne s’arrête pas le 5 juillet 1962.
Le rapport Stora remis au président Emmanuel Macron en janvier 2021 portant sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’indépendance illustre l’importance des enjeux de connaissance de cette histoire. Bien que l’on reproche son caractère apolitique, il semble intéressant de souligner que les mesures recommandées par l’historien s’axent essentiellement sur la recherche et les liens académiques avec l’Algérie. Selon Benjamin Stora, le mot d’ordre n’est pas encore aux excuses, mais à la recherche. Il faut avant tout savoir sur quels faits l’Etat français doit s’excuser. Les réactions du gouvernement algérien ne se font pas attendre : le rapport est jugé « non objectif » et « en deçà des attentes » d’Alger, a affirmé le porte-parole du gouvernement, Ammar Belhimer, le 17 février. Il « occulte les revendications légitimes de l’Algérie, en particulier la reconnaissance officielle par la France des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, perpétrés durant les 130 années de l’occupation de l’Algérie », accuse le ministre de la Communication. Mais que fait l’Algérie de son côté pour approfondir la connaissance de son histoire ?
L’histoire algérienne est aujourd’hui victime d’une obscurité révélatrice des enjeux qui l’entourent, des enjeux à la fois politiques et géopolitiques.
1962. L’Algérie connait son indépendance après huit années de guerre. Cette date marque l’aboutissement d’une colonisation longue de 130 ans, soit un siècle d’occupation, de révoltes, de soulèvements, de répressions. Cette période, que l’on peut au possible qualifier d’ère pour sa durée, transforme le pays dans son essence, dans ses institutions, dans son idéologie, dans ses cultures, dans son identité, dans ses mémoires. Ainsi, le réflexe est évident : l’histoire de l’Algérie se retrouve essentialisé autour de cette période, qui, à échelle humaine, est suffisamment longue pour s’enraciner dans la mémoire collective ; mais qui, à l’échelle de l’histoire, ne représente qu’une poussière dans la chronologie de cet espace géographique.
Ainsi, l’histoire algérienne s’arrête-t-elle en 1962 ? Le projet Récits d’Algérie nait de la volonté d’entendre une histoire, notre histoire, celle de nos parents et grands-parents, celle qui semble oubliée des manuels scolaires. Il y a la volonté d’archiver la mémoire orale de la Guerre d’Algérie. Ce travail tend à monter qu’un après existe. Le 5 juillet 1962, souvent considéré comme un aboutissement, marque également le début d’une nouvelle ère. Ainsi, l’enjeu est d’élargir l’horizon d’attente de l’histoire algérienne. Certes, on ne peut balayer 130ans de colonisation en quelque décennies, mais il y a aujourd’hui une nécessité pragmatique de se pencher sur une période qui semble méprisée non seulement dans le champ de la recherche, mais également dans la connaissance de manière générale.
Ce qu’il s’y passe : un vide historique ?
Face à l’intensité des événements liés à la colonisation, il est normal d’avoir pour réflexe de sous-estimer ce qui y suit. Pourtant, cette période n’est pas en reste tant elle regorge d’événements marquants. L’indépendance acquise, la question de la reconstruction nationale est au coeur des débats. L’Algérie apparait en tant que nation sur le plan intérieur, en assurant la cohésion de sa population, mais aussi sur le plan extérieur, sur la scène internationale. C’est sur cette conception binaire que l’enjeu de la reconstruction du pays est lancé. A l’intérieur tout d’abord, l’Algérie est marquée par une forme de dynamisme issu de la volonté de restructurer le pays sur tous les plans : politique, économique, social, démographique, urbain, agraire… L’objectif est alors de fonder une patrie au sens nationaliste du terme, en tant qu’Etat-nation. Cependant, l’Algérie voit se multiplier les crises. Le régime se durcit sous Ahmed Ben Bella (président de 1963 à 1965) qui instaure un régime présidentiel à parti unique, et gagne en force sous Houari Boumediene (président de 1965 à 1978) après son coup d’Etat en 1965, laissant peu de place au dialogue démocratique. Les contestations croissent, de même que la répression et le contrôle. Les problématiques liées à la reconstruction se nomment plurielles. Boumediene, ne parvenant pas à être aussi populaire et démagogue que son prédécesseur, compte sur le caractère sensationnel d’événements et rencontres organisées pour maquiller les échecs de son gouvernement. L’Algérie doit affronter une crise intérieure face à la précarisation de sa population et de ses institutions.
Sur le plan extérieur cependant, le pays connait un acmé, si bien que certains n’hésitent pas à parler d’ « âge d’or de la diplomatie algérienne ». En effet, ce pays incarne le phare révolutionnaire pour les pays décolonisés et en cours de décolonisation pour la lutte anti-impérialiste qu’il symbolise. L’Algérie s’impose à toutes les échelles comme un acteur incontournable de ce qu’Alfred Sauvy nomme le tiers-mondisme. On compte alors une inscription à l’échelle régionale, à travers un travail de cohésion du monde arabe par le truchement de la République Arabe Unie ; à l’échelle continentale, à travers la fédération des pays d’Afrique autour de l’Organisation de l’Unité Africaine ; et enfin à l’échelle internationale, à travers son inscription dans le conflit de la Guerre Froide, et notamment pour sa prise de position dans les pays non-alignés malgré ses rapports étroits avec les Etats-Unis et l’URSS. Ce foisonnement diplomatique devient le cadre d’émulation politique, en particulier à Alger. C’est alors une période marquée par sa richesse et sa densité qui invite à caractériser l’Algérie de pilier sur la scène internationale, bien qu’un contraste entre situation intérieure et extérieure doit être mis en exergue.
Mais si cette période peut être mise en parallèle à une corne d’abondance historique, comment justifier ce silence dans le monde de la recherche et dans la connaissance de manière générale ?
Un mépris de connaissance des deux cotés de la Méditerranée
Une responsabilité ici est à dénoncer, à la fois côté français et côté algérien. Cette misère dont souffre l’histoire algérienne post-1962 n’est pas issue d’une manipulation manichéenne des informations. De part et d’autre de la Méditerranée, les acteurs, notamment politiques, ont une part de responsabilité. Le rôle de l’Algérie dans cette disproportion entre l’histoire coloniale, et plus précisément de la Guerre d’Indépendance et l’histoire post-1962, n’est pas innocent. En effet, dans l’optique de forger une patrie, l’enjeu a été d’ériger l’histoire de la lutte contre l’ennemi commun sur un piédestal, initiant donc un déséquilibre dans le savoir historique. La guerre d’indépendance transcende ainsi l’histoire pour devenir un récit hagiographique, dont les rennes sont tenus par le gouvernement. Cette chronologie, 1954-1962, devient un récit hégémonique constitué, selon l’historien américain James McDougall , par la manipulation de 2symboles puissants. Ainsi se forge une propagande d’Etat prônant l’omniprésence des martyrset d’un récit 3 guerrier fort afin de fédérer la population autour de cette idée de nation dont le ciment est la souffrance commune perpétrée par l’ennemi colonial. De l’autre côté, une autre logique s’installe, dont les enjeux académiques croisent les enjeux politiques plus directement. La décolonisation ne se fait pas que territorialement, elle se concrétise également à travers une émancipation intellectuelle passant par l’appropriation de son histoire. Selon l’historien Pierre Vermeren, une contre-histoire salafiste et nationaliste 4constitue une étape salutaire dans cette visée. Cela justifie par conséquent les nombreuses études sur la période islamique, invitant à déconstruire les champs de recherche amorcés sous la période coloniale qui insistaient sur l’inscription de la colonisation française dans la continuité coloniale avec l’Antiquité romaine et chrétienne. Le Maghreb indépendant tend à défendre ses racines islamiques. Ainsi, la bureaucratie algérienne invite davantage à l’élaboration d’une histoire officielle unique tournant autour d’un discours nationaliste, exclusiviste et contrôlé, s’essentialisant autour de trois thèmes : le nationalisme du FLN, la geste des Mudjahidines, et la mémoire combattante de l’ALN. Cela ne permet pas de comprendre la complexité des nationalismes algériens, ni même les dissension intestines, ou encore la place des Harkis conspués, des Républicains, assimilationistes et communistes, ou enfin le MNA. Pierre Vermeren affirme alors que la légende a prévalu sur l’histoire et le discours nationaliste sur la vérité historique (bien que cette notion soit contestable, l’histoire étant avant tout l’étude de la manipulation des faits, et non pas l’étude des faits en eux-mêmes). A cela, s’ajoutent des éléments plus pragmatiques à savoir les conditions d’exercice de la recherche : crise économique, baisse de recrutement dans la fonction publique et dégradation morale et matérielle de la condition étudiante ne permettent pas de pousser à s’engager dans le champ de la recherche. Ainsi cette période qu’est l’âge d’or de la diplomatie algérienne, cet âge de reconstruction d’un pays, se retrouve méprisé face à une politique de silence, le contrôle gouvernemental étant important.
De l’autre côté de la Méditerranée, la France joue également un rôle dans ce déséquilibre du savoir. Depuis les années 1980, les études portant sur le Maghreb de manière générale, si ce n’est pour la Guerre d’Algérie et la colonisation, ne font que décroitre. Daniel Rivet va mettre en lumière ce phénomène dans son travail « Le fait colonial et nous. Histoire d’un éloignement » . Un désintérêt apparait au profit des études 5 portant sur la zone géographique voisine à savoir le Proche et le Moyen Orient, créant ainsi une polarisation. Ainsi, l’Algérie n’existerait dans le champ historique français que pour ce qu’elle représente pour la France. Elle n’apparaitrait qu’à travers son lien avec l’ancien colonisateur, limitant ainsi sa chronologie à 1830-1962. La fin de l’occupation française en Algérie signerait la fin de l’histoire algérienne. Cela perpétue alors l’idée d’une France ne faisant qu’une avec son Empire. L’histoire post-1962 (et non pas post-coloniale) de l’Algérie ne seraient alors de nouveau abordée que dans son lien avec le pays à travers les mouvements migratoires, réduisant ainsi extrêmement le champ d’étude, imposant des oeillères sur le prisme historique de l’Algérie.
Des enjeux mémoriels ayant des conséquences sur la psyché collective.
Cette différence de traitement de l’histoire entre la période coloniale et la période post-1962 transforme la nature même du temps : les événements vécus au lendemain de la guerre d’indépendance n’ont pas la même valeur que ceux vécus entre 1830 et 1962. Les mémoires s’en trouvent alors totalement changées, et les sources, oralesnotamment, encore plus. Si la période précédente bénéficiait d’une abondance d’archives, il 6 n’en est pas de même pour le lendemain de 1962. La gestion des documents est en pleine mutation à la suite du départ des colonisateurs sur lesquels reposait cette administration, fragilisant ainsi les structures. Ainsi, les sources orales sont centrales dans l’étude de cette période. Les témoins n’ont pas le même rapport à leurs souvenirs de la Guerre d’Indépendance qu’à la période qui suit. La nature même des souvenirs n’est pas la même, la charge émotionnelle diffère. De ce fait, la densité du récit change. Ainsi, il y a une résistance de la part des témoins, au sens propre du terme. Cette période n’a quasiment jamais été abordée. Il s’agit donc d’un passé qui n’est pas encore érigé en histoire. Par conséquent, les témoins, selon l’historienne Malika Rahal, ne peuvent s’appuyer sur des récits cadres pour livrer leurs témoignages, comme cela est le cas pour la Guerre d’Algérie. La période pré-1962 est appuyée par de nombreuses discussions, réflexions personnelles et lectures permettant d’ordonner les propos personnels. Concernant la période post-1962, la réflexion est encore en train de se faire. Les propos sont donc, lorsque le témoin est pris au dépourvu, incertains, instables, voire incohérents. Les témoins n’ont jamais eu à faire appel à ces souvenirs particuliers, n’étant donc jamais mobilisés, ils n’ont pas subi cet effort de structuration et de narration comme il en a été question avec la Guerre d’Algérie. Par conséquent ces souvenirs sont poussiéreux et non-organisés, rendant difficile la volonté de faire appel à eux. Le réflexe n’est pas là. Le témoin, hésite, réfléchit, se remémore, et se rend réellement compte de l’expérience passée. Ce manque de mobilisation des souvenirs de cette période trouve sa justification dans la psyché collective et dans l’histoire en elle-même selon Malika Rahal. En effet, la décennie 1960, cet âge d’or, se retrouve prisonnière entre deux monstres historiques dont la charge psychologique dépasse toute attente : la Guerre d’Indépendance et la Décennie noire, qui viennent alors dévorer les souvenirs de cet âge oublié face au trauma qu’ils symbolisent. La Guerre Civile vient de son côté interrompre un travail d’accumulation des souvenirs, prenant de court la mémoire commune. Sadek Hadjerès, homme politique et communiste algérien, témoigne à propos de ce phénomène : « Nous n’avons pas eu le temps de discuter de nos erreurs passées ».
De manière plus pragmatique, la décennie noire a entrainé la mort de milliers d’Algériens qui ont pu vivre cette décennie d’or, privant donc les survivants des individus avec qui ils ont pu partager cette expérience. Il en est de même pour ceux qui ont émigré. Aujourd’hui, près de 60ans après les faits, les témoins disparaissent, entrainant la possibilité de retrouver une société algérienne privée d’histoire, et donc d’avenir.
L’objectif de la création de cette « rubrique » consacrée à l’étude des événements post-1962 invite alors à rétablir la continuité entre le pré-1962 et sa suite logique, et ne plus la considérer comme une rupture dans la conscience commune.
Maïssa
Références :
- Malika Rahal. « Comment faire l’histoire de l’Algérie indépendante ? ». La vie des idées, La Vie des Idées, 2012. hal-01316091
- James McDougall, « The Fetishism of Identity: Empire, Nation and the Politics of Subjectivity in Algeria » in Counterhegemony in the Colony and Postcolony, John Chalcraft and Yaseen Noorani, Palgrave Macmillan, 2007, p. 49-71
- Tahar Ouattar ; Les martyrs reviennent cette semaine, 1980 (Alger)
- Pierre Vermeren, « L’historiographie des deux côtés de la Méditerranée », Histoire Politique. Politique, culture, société, n° 15, septembre-décembre 2011
- Daniel Rivet. « Le fait colonial et nous. Histoire d’un éloignement ». In: Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°33, janvier-mars 1992. Dossier : L’épuration en France à la Libération. pp. 127-138
- Florence Descamps. Archiver la mémoire : De l’histoire orale au patrimoine immatériel. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2019