Aujourd’hui nous revenons, dans le cadre des commémorations des massacres de Sétif, Guelma, et Kherrata, sur le regard de deux grands auteurs de la littérature contemporaine des deux côtés de la Méditerranée : Kateb Yacine et Albert Camus. Le premier a alors 16 ans au moment de cet événement déterminant dans sa vie et sa production littéraire ; le second a 32 ans et est déjà un intellectuel engagé reconnu. Les auteurs choisissent deux prismes différents, l’un le roman pour sa catharsis, l’autre la presse pour dénoncer l’urgence de la situation, pour évoquer ce que le 8 mai 1945 fait à l’Algérie.
Kateb Yacine et le 8 mai 1945 : la promesse de liberté
Grosso modo, c’était la fin de la guerre, la victoire sur les nazis. C’était un grand événement, c’était la fête, on entendait sonner les cloches puis tout de suite la rumeur s’est répandue que le lendemain on serait libre. C’était un jour de liberté. Donc, le 8 mai au matin, il y avait une manifestation officielle, prévue au centre de la ville, et il y avait une manifestation populaire. C’était un jour de grande espérance dans un sens, pour les Algériens. À Sétif, c’était jour de marché, c’était un mardi, et il y avait une foule énorme.
Kateb Yacine décrit ce qui devait être en Algérie et en France, un jour de fête. Les Alliés l’avaient emporté sur les nazis, et la France avait promis aux Algériens, aux Indigènes, plus de droits. Ainsi, le 8 mai 1945 était un jour parfait pour parader dans la rue au nom de la liberté. Cependant, il n’en est rien. Kateb Yacine n’a alors que 16 ans lorsqu’il se joint avec ses amis au cortège. Étudiants, militants et scouts paradent fièrement pour célébrer la victoire de la liberté, mais aussi pour réclamer leurs droits. Soudain, la panique envahit la rue. La population déferle, la foule inonde l’espace dans un brouhaha incessant, fuyant de toute part. L’incompréhension habite les jeunes gens : que se passe-t-il ? Le doute laisse place aux rumeurs : les Turcs débarquent à Bougie, ou encore enfin ! L’Algérie s’est libérée ! La fièvre les habite tous. Le réflexe de l’enfant est alors immédiat : rentrer chez lui. En prenant le car, ce sont des scènes atroces qui s’exposent au regard du jeune adolescent.
Le 8 mai 1945 devient le jour des promesses non tenues.
Les automitrailleuses, les automitrailleuses, les automitrailleuses, y en a qui tombent et d’autres qui courent parmi les arbres, y a pas de montagne, pas de stratégie, on aurait pu couper les fils téléphoniques, mais ils ont la radio et des armes américaines toutes neuves. Les gendarmes ont sorti leur side-car, je ne vois plus personne autour de moi.
Ce jour-là, ce n’est pas un collier de fleurs que reçoit le peuple algérien, mais un collier de balles. Le massacre est violent, les cadavres jonchent le sol, des scènes de viol prennent place dans cette pièce de théâtre inimaginable. Sétif se transforme en ville fantôme.
Ici sont étendus dans l’ombre des cadavres que la police ne veut pas voir ; mais l’ombre s’est mise en marche sous l’unique lueur du jour, et le tas de cadavres demeure en vie, parcouru par une ultime vague de sang, comme un dragon foudroyé rassemblant ses forces à l’heure de l’agonie, ne sachant plus si le feu s’attarde sur sa dépouille entière ou sur une seule des écailles à vif dont s’illumine son antre ; ici est la rue de Nedjma mon étoile, la seule artère où je veux rendre l’âme ; C’est une rue toujours crépusculaire, dont les maisons perdent leur blancheur comme du sang, avec une violence d’atomes au bord de l’explosion.
La rue, témoignant de l’horreur absolue, se transforme alors en un espace anthropomorphe. Kateb Yacine, à son retour, est arrêté par la police. Il est emprisonné au camp militaire de Sétif – devenu bagne de Lambèse dans son roman Nedjma – torturé et menacé d’exécution. Sa mère devient folle. Dans ses romans cette figure maternelle devient le catalyseur d’un univers hanté par les massacres et les traumatismes qui viennent à la fois nourrir la révolte mais incitent à l’oubli. La ville, marquée de manière indélébile par l’inimaginable, est le théâtre de l’histoire malgré cet oubli forcé.
Cependant, la ville porte en elle l’espoir, articulant en son sein une réalité oxymorique : vie et mort se conjuguent pour annoncer un lendemain meilleur, celui de l’indépendance. Le flambeau de la révolte, l’espoir, est sans cesse transmis. Dans Les ancêtres redoublent de férocité/Nedjma, lorsque Lakhdar meurt, c’est Ali qui poursuit le combat. Malgré l’atrocité des événements, Kateb Yacine veut écrire une tragédie optimiste en 1956. Il croit en l’indépendance.
C’est la terreur coloniale que donne à lire Kateb Yacine dans ses travaux. Une terreur qui cependant ne saurait arrêter le peuple algérien en marche vers la liberté.
N’y a-t-il que le crime pour assassiner l’injustice ? Ici est la rue des Vandales, des fantômes, de la marmaille circoncise et des nouvelles mariées ; ici est notre rue. Pour la première fois, je la sens palpiter comme la seule artère en crue où je puisse rendre l’âme sans la perdre. C’est un canon qu’il faut désormais pour m’abattre. Si le canon m’abat, je serai encore là, lueur d’astre glorifiant les ruines, et nulle fusée n’atteindra plus mon foyer à moins qu’un enfant précoce ne quitte la pesanteur terrestre pour s’évaporer avec moi dans un parfum d’étoile, en un cortège intime où la mort n’est qu’un jeu. Sétif, mon étoile, morte sans l’être au demeurant, vivante, corps interdit aux canons, Sétif, c’est l’étoile muée en canon futur…
Kateb Yacine dira alors que cette boucherie a donné naissance à son nationalisme.
Les textes tirés de cette partie proviennent essentiellement de Nedjma (1956) et de la pièce Le cadavre encerclé (1959). Partie essentiellement tirée de l’article d’Ahmed Chenikii sur le blog Mediapart.
Albert Camus et le 8 mai 1945 : un problème de justice
Les médias français ne font aucune mention de l’autre 8 mai 1945. La censure militaire est féroce : ces derniers ne sont autorisés à couvrir l’événement qu’à partir du 12 mai. La tragédie est ignorée ou au pire encensée, reprochant aux nationalistes comme Ferhat Abbas de nourrir le complot antifrançais. Seuls L’Humanité et Combat dénoncent ce qu’il se passe au-delà de la Méditerranée en publiant une série d’articles, du 15 au 30 mai, issus d’une enquête de terrain réalisée par Albert Camus.
Dans une série de cinq articles (« Crise en Algérie », « La famine en Algérie », « Des bateaux et de la justice », « Le Malaise politique », « Du Parti du Manifeste ». Aujourd’hui, l’ensemble de ces textes sont publiés sous le titre de Actuelles III. Chroniques algériennes, 1939-1958), Camus nous livre une analyse détaillée, mais surtout accessible à un large public, de ses observations. L’écrivain est catégorique : « le peuple arabe existe ». Il reconnaît son identité propre, sa culture, son histoire, affirmant que l’Algérie était un pays avant de tomber sous le joug colonial. Loin d’être un simple incident, ce dernier dénonce alors les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata comme une crise algérienne qui interroge directement les fondements du système colonial, menant aux événements du 8 mai 1945.
Tout d’abord, elle se veut selon lui d’ordre économique et social, la population dite indigène vivant dans une misère absolue. Il écrit : « ce peuple n’est pas inférieur sinon par la condition de vie où il se trouve ».
Mais c’est avant tout une crise juridique : le peuple réclame ses droits. Il demande que le gouvernement exporte en Algérie « le régime démocratique dont jouissent les Français », si ce dernier souhaite maintenir sa présence. Il poursuit: « C’est la force infinie de la justice, et elle seule, qui doit nous aider à reconquérir l’Algérie et ses habitants. ». Le gouvernement français ignorera totalement les recommandations de l’écrivain, sonnant ainsi le glas de son Empire. La question de la justice est alors centrale dans la question de la colonisation et de la Guerre d’Algérie, Albert Camus en a conscience. Aujourd’hui, il est plus que nécessaire de se pencher sur cet aspect occulté par les accords d’amnistie.
En 2005, la France reconnaissait pour la première fois les atrocités commises lors de ces massacres. Aujourd’hui, ce dont la France a besoin, c’est une dénonciation de ces derniers comme crimes d’État, étant directement orchestrés par le corps militaire français.
Par Maïssa