Résister, de l’Algérie colonisée à la Palestine occupée

Publié le 19 octobre 2025

A travers l’exemple algérien et les récents mouvements de solidarité internationale, Récits d’Algérie revient sur les enseignements d’une libération qui continue de guider les générations, aujourd’hui afin d’œuvrer à la justice du peuple palestinien. 



Deux ans. Voilà deux années que la barbarie coloniale israélienne est documentée,  commentée, filmée quotidiennement, par ses auteurs et, pour la première fois dans l’Histoire des conquêtes coloniales, par ses victimes. 24 mois que le monde entier est témoin des exactions commises par l’impérialisme israélien dans sa forme la plus féroce ; celle du génocide, de la punition collective et de l’épuration ethnique. 730 jours et 77 ans que la justice protège les crimes israéliens, 730 jours et 77 ans que l’impunité massacre le peuple palestinien. Je pourrais écrire longtemps sur le génocide à Gaza et le dessein colonial dans lequel il s’inscrit. Mais les faits ne sont plus à démontrer et il n’est plus temps de convaincre.

Il y aurait à date 67 913 Palestiniens tués par bombardements israéliens, 680 000 tués en comptant les morts résultant des conditions du siège de Gaza (maladies, famine, destruction des infrastructures, absence de soins), 1,9 millions de déplacés, d’innombrables vies charcutées, de pères et mères endeuillés, d’enfants esseulés, de destins brisés, d’immeubles ravagés, de patrimoine massacré. Je pourrais écrire longtemps sur ce qui n’est plus à Gaza. Mais à quoi bon les décomptes lorsque même les crimes revendiqués par le bourreau ne font tomber aucune sentence ? Les dirigeants semblent en effet toujours avoir décidé de l’impunité spécifique du crime colonial – une série de crimes contre l’humanité, permettant de détruire, conquérir, occuper, coloniser. Lorsqu’ils sont commis pour le compte de l’Occident, force est de constater que ces massacres sont intouchables. Des années durant, j’espérais croire que le pouvoir se taisait car le monde ignorait. Mais aujourd’hui, le monde entier sait et le pouvoir demeure muet.

Il y a un an, l’historien Noureddine Amara écrivait dans les pages du QG décolonial :

« Le génocide des Palestiniens opère tel un fixateur. Il parle cette angoisse sourde du meurtre recommencé des miens, sorte de tue-tête réarticulé de cette commissure du crime colonial qui, ayant meurtri la chair de nos parents, s’était inscrite à mon corps défendant au plus profond de moi. Aujourd’hui donc, le tout du colonial refait surface, et je ne sais plus où hurler au monde. »

Gaza-ville, 14 août 2025. Omar AL-QATTAA, AFP

Cette phrase dit tout de la douleur qui nous submerge, descendants de martyrs algériens, dans la reviviscence de cette férocité coloniale que nous avions jusque-là toujours conjugué au passé. Jamais nous n’aurions imaginé assister en direct à la commissure du pêché colonial originel, lequel a contraint nos aînés à faire couler de leur sang pour la liberté et la dignité de leurs enfants. Ce pêché dans sa forme la plus barbare, qui consiste à exterminer pour mieux s’approprier des terres des populations dites autochtones : nettoyage ethnique, destruction, génocide, extermination. 

Mais, nous le savons, toutes les fois où il y a violence et humiliation, il y a résistance et détermination. La libération des peuples opprimés qui entrent en résistance est inéluctable et la connaissance de l’Histoire permet d’entretenir une lueur d’espoir. Toutefois, nous assistons dans les pays dits « libres » à un marasme politique et médiatique qui consiste à reprendre et répandre très largement les éléments de propagande sioniste. Naturellement, la désinformation des médias institutionnels est contrée par les journalistes indépendants et la puissance des réseaux sociaux, de même que la passivité et complicité des dirigeants donne lieu à des mobilisations de la société civile, laquelle s’organise dans un élan ininterrompu de solidarité internationale contre le génocide. Parmi celles-ci, deux actions d’envergure se sont récemment inscrites dans la lignée des mobilisations qui tentent de briser le blocus et aujourd’hui le siège total de Gaza : la marche mondiale pour Gaza et les flottilles de la liberté. 

Par la terre

Photo: Tunisia Land Convoy

En juin 2025, à travers l’initiative internationale « Global march to Gaza », plusieurs milliers de citoyens à travers le monde prévoyaient de se retrouver au Caire afin de marcher ensemble jusqu’au point de passage de Rafah vers Gaza. L’objectif était clair : sensibiliser l’opinion publique mondiale sur les conséquences du blocus sur Gaza et exercer une pression diplomatique pour l’ouverture du passage de Rafah. Dans ce temps de grand désespoir face à l’escalade sans limite des massacres israéliens et à la liste sans fin des vies tuées par les bombardements, les décombres ou la famine, l’affluence de citoyens venus du monde entier a fait renaître une lueur d’espérance et de dignité. Au Maghreb, plusieurs milliers de citoyens tunisiens, algériens, marocains et mauritaniens se sont rassemblés afin de lancer le convoi « Al Soumoud » et rejoindre la marche. Avec près de 300 véhicules, les participants, parmi lesquels de simples citoyens, militants, médecins, avocats ou journalistes, ont traversé le Maghreb jusque l’Egypte. Mais une fois sur place, les autorités égyptiennes ont bloqué la marche. Visites inopinées dans les hôtels, confiscation de passeports, détentions, expulsions…de nombreux participants expliquent avoir été pourchassés violemment par la police égyptienne, souvent en civils. Concernant « Al Soumoud », le convoi a été arrêté en Lybie et n’a pas obtenu les autorisations requises, empêchant toute jonction avec la marche principale en Egypte. Un échec matériel mais une victoire symbolique : la marche est parvenue a attiré l’attention internationale sur les réalités du blocus de Gaza ; occupation, génocide, massacre humanitaire. 



Par la mer

Porteuse de nouveaux horizons et d’espoir, la Méditerranée a toujours été une voie empruntée par les rêveurs d’un avenir meilleur. Sous blocus depuis 2007 et avec le siège de 2025, Gaza n’y échappe pas. Mais à la différence des drames migratoires qui s’y échouent, ici ce sont les ressortissants des pays dits « libres » qui s’emparent du large pour atteindre la rive de Gaza, et y apporter soutien et solidarité.

Depuis 18 ans, plusieurs tentatives de briser le blocus par la mer ont vu le jour. Après une première réussite en 2008 avec les navires Liberty et Free Gaza, les militants de la cause palestinienne ne peuvent toutefois oublier le drame du Mavi Marmara, navire de la Freedom Flotilla de mai 2010. Cette année-là, six navires turcs et européens avec 700 personnes à bord prennent le large. Mais l’armée israélienne intercepte le navire dans les eaux internationales et abat 10 humanitaires turcs. Les participants restants sont arrêtés puis expulsés, l’aide humanitaire confisquée. Pour le régime israélien, c’est le début d’une surveillance accrue envers les humanitaires et civils qui tentent de défier l’occupation israélienne. Pour les militants de la cause palestinienne, c’est le début d’un renforcement des campagnes de solidarités internationales. Ainsi, malgré les risques et les menaces israéliennes, les initiatives de briser le blocus par la mer ont continué de voir le jour. En 2025, avec le durcissement du blocus et le siège total de Gaza, ce sont trois mouvements internationaux qui se sont relayés. Le navire Conscience en mai, le Madleen en juin, les flottilles de la liberté en septembre.

Global sumud flotilla, 31 août 2025, Albert Llop pour AFP

Partie sans relais médiatiques, la première tentative du Conscience avec à son bord une vingtaine de participants a été avortée à la suite de deux attaques de drones au large de Malte, ayant provoqué un incendie et endommagé le navire. Cette fois-ci très médiatisée, le Madleen avec à son bord 12 participants a réussi à braquer le regard du monde sur Gaza. Mais après huit jours de traversée, le bateau a été intercepté dans les eaux internationales et les participants arrêtés et détenus arbitrairement par les forces israéliennes, avant leur expulsion vers leurs pays respectifs. Lors d’un live Instagram à la suite de l’arrestation – illégale selon le droit international – la journaliste palestinienne Bisan Owda donne alors l’idée de lancer plusieurs flottilles simultanées en direction de Gaza afin d’éviter les interceptions des forces israéliennes. Les coordinateurs et militants des premières initiatives, rejoints par de nombreux militants, continuent un travail d’organisation sans relâche et deux mois après, le plus grand convoi maritime de l’histoire volt le jour : la Global Sumud Flotilla, suivie de Thousands Madleens to Gaza. Avec près de 50 bateaux avec 500 participants venus de 44 pays, la mission est la plus grande de l’histoire. Malgré plusieurs complications dont des sabotages aux ports et des dégâts survenus en mer, la grande majorité des bateaux parviennent à prendre le large direction Gaza, avec l’objectif de briser le blocus et acheminer de l’aide humanitaire. Si l’afflux de navires n’a pas empêché l’immense dispositif d’interception israélien de mettre fin à la mission, celle-ci aura tout de même permis de grandes réussites : un bateau, le navire Mikeno, est parvenu à pénétrer dans les eaux de Gaza (intercepté peu après), et les soldats étant occupés avec l’arrestation de tous les bateaux et participants, les Palestiniens ont pu pêcher des quantités non négligeables de poisson. 



« En tant que personne originaire du Sud, habituée à voir nos pays pillés et spoliés par le néocolonialisme, je n’attends rien des gouvernements du Nord face à un nouveau génocide. » 

Sur les réseaux sociaux et dans les médias, les participants (dont 17 ressortissants algériens) expliquent ce qui les a poussé à rejoindre le mouvement. Pour beaucoup, au-delà de l’aspect humanitaire et du devoir moral, il y a aussi le poids de l’histoire coloniale, de l’héritage des combats familiaux et de la responsabilité de les honorer. Comme l’explique par exemple l’écrivaine sud-africaine Zukiswa Wanner dans son journal de bord n°6 « De Tunis à Gaza. Pourquoi j’ai pris la mer », publié dans les pages de Afrique XXI le 30 septembre 2025 : 

« Au cours du XXe siècle, les Britanniques ont été responsables d’un tel génocide dans mon propre pays natal pendant la deuxième guerre anglo-boer qui a causé la mort de nombreux Sud-Africains autochtones et européens d’origine néerlandaise ; les Allemands ont été responsables de génocides similaires dans l’actuelle Namibie et en Tanzanie. Les Britanniques ont fait de même avec les Mau Mau au Kenya, etc. Le milieu du XXe siècle a été marqué par la « décolonisation » de nombreux pays d’Asie et d’Afrique, qui étaient sous la domination des gouvernements colonisateurs du Nord.

En tant que personne originaire du Sud, habituée à voir nos pays pillés et spoliés par le néocolonialisme, je n’attends rien des gouvernements du Nord face à un nouveau génocide (…) Par ma présence ici, j’espère éveiller la conscience de nos gouvernements afin qu’ils ne se contentent pas de quitter la salle de l’ONU lorsque Netanyahou prend la parole, mais qu’ils agissent contre le siège, car ils savent bien que le siège de Gaza, en place depuis 2007, est illégal au regard du droit international (par ailleurs largement créé par ces mêmes gouvernements du Nord). »



« C’est le colonialisme malheureusement qui est la bête noire du monde. Et l’Europe est colonialiste dans les pratiques et l’idéologie. »

Militante corse âgée de 82 ans, Isaline Choury a rejoint la Global Sumud Flotilla, forte d’un engagement familial profond et concret pour la justice. Nièce de Danielle Casanova, résistante morte à Birkenau et fille de Maurice Choury, résistant contre l’occupant nazi, Isaline porte cet héritage de lutte contre l’oppression et inscrit son engagement pour la libération du peuple palestinien dans la lignée. A bord du navire Conscience, elle explique : « Les Palestiniens vivent dans un ghetto, ce qui est une honte. Ça me rappelle mes souvenirs d’enfance sur les ghettos sous le nazisme. Qu’est-ce qui se passait à l’époque ? Le racisme épouvantable faisait en sorte que les Juifs soient considérés comme des rats, plus comme des humains. Or qu’est ce qu’il se passe maintenant ? Nethanyahu fait pareil. (…) C’est le colonialisme malheureusement qui est la bête noire du monde. Et l’Europe est colonialiste dans les pratiques et l’idéologie. Je suis honteuse de mon pays. Comme je l’ai été au moment de la guerre d’Algérie et que l’armée pratiquait la torture. Et bien ça recommence. La France, patrie des droits de l’Homme, a perdu. » Isaline Choury démontre que l’héritage de la résistance peut inspirer des actions concrètes face aux injustices actuelles.



« Ça fait écho à ce que disaient les moudjahidines : ‘On sera libres quand la Palestine le sera aussi’ »

C’est également le cas de l’artiste belge et algérien Youssef Swatt’s, qui est monté à bord du navire Anas Al Charif avec Thousand Madleens to Gaza. Certains pourraient adopter une vision simpliste et résumer son action à celle d’un « rappeur engagé ». Mais pour Youssef, elle résulte d’un devoir moral et s’inscrit dans la lignée de son héritage. Deux jours avant son arrestation – illégale – dans la nuit du 8 octobre, il m’expliquait : « En tant que jeunes issus de l’immigration algérienne ou algériens, l’histoire coloniale est encore très présente dans les murs de nos salons. Et en même temps il y a ce paradoxe d’un point de vue temporel : ça reste lointain pour nous, mais on est imbibés par cette histoire. Nos ainés l’ont vécue et ont du mal à en parler, ils sont de plus en plus âgés. Il y a une sorte de silence et de pudeur sur ces traumas. Et forcément quand on voit ce qui se passe en Palestine, on sent que cette histoire s’y vit au présent. Il y a une sorte de dissonance étrange. L’Algérie et la Palestine, au-delà de ce lien colonial, ont une vraie relation amicale et fraternelle, un historique politique et diplomatique fort. Ce sont deux Etats proches l’un de l’autre ; l’un est parvenu à son indépendance, l’autre est toujours sous occupation. Ça fait écho à ce que disaient les moudjahidines : « On sera libres quand la Palestine le sera aussi ».


Lorsque Youssef a annoncé à son père qu’il participerait à la flottille en direction de Gaza, il appréhendait sa réaction mais a vite été surpris par sa réception de la nouvelle : « Au départ, je pensais qu’il serait inquiet de cette annonce. Mais il l’a accueillie comme une évidence. Pour lui, c’est naturel. Personne ne prend cette décision par courage ou héroïsme mais parce que ça va de soi dans ce chapitre de l’Histoire où l’on ne doit pas agir par courage, mais par devoir. Car s’il y a le mal on doit agir pour le bien. On a été éduqués avec ces idées, et aujourd’hui il nous appartient d’aller jusqu’au bout de ces idées. » Puis il ajoute : « Ce que je trouve beau à souligner c’est que la majorité des gens autour de moi n’ont aucun lien avec la Palestine si ce n’est l’humanité. Ce sont juste des humains qui agissent pour la justice, et ça montre à quel point il n’y a pas besoin d’avoir un lien pour agir. Et à quel point il est pire d’avoir un lien mais de ne pas agir. »

“La Cisjordanie, ça peut même être pire que Gaza”

“Journaliste indépendant et participant au sein du Madleen en juin dernier, Yanis Mhamdi explique aussi que c’est ce lien familial et historique qui le pousse à combler ce qu’il considère être un vide informationnel sur les réalités coloniales. « Ma famille a subi la colonisation en Algérie, mon grand-père a subi et lutté contre la colonisation. En voyant ce qu’Israël représente en tant que colonisation européenne, forcément je m’y suis intéressé, car ça résonne d’autant plus en moi. Mon but est de combler un vide informationnel sur la colonisation et ses effets. Les gens ne réalisent pas ce qu’est le colonialisme israélien, la majorité résume cela à une guerre de religions. Or il y a un pays colonisé, un peuple qui subit l’apartheid, la violence, la colonisation. »


Ayant tourné son documentaire Alice au pays des colons à Bethléem lors de l’été 2024, Yanis décrit y avoir vu et ressenti la colonisation : « J’ai voulu aller à Al Aqsa et un policier israélien, qui n’a rien à faire ici, m’a refusé l’accès sans aucune raison. Lorsque j’étais avec des Palestiniens aux checkpoints, ils pointaient des armes sur nous. C’était la première fois de ma vie que je voyais tant d’humiliations et d’injustices. Lorsque tu te mets à la place du colonisé, tu mesures à quel point il est dur de se relever contre ça. »

Après ces décennies d’écrasement colonial en Palestine et ces deux années d’épuration ethnique et de destruction à Gaza, comment ne pas s’attendre au pire en Cisjordanie ? « C’est sûr et certain », dit Yanis. « Les politiques israéliens sont encore plus intéressés par la conquête de la “Judée-Samarie” que de Gaza. Pour eux, c’est normal, logique, c’est une terre qui leur est réservée. C’est pour cela qu’il y a des incursions israéliennes quotidiennes à Hébron, Ramallah, Naplouse, et aucun Palestinien n’y échappe. Même Alice [Alice Kisiya, personnage principal du documentaire « Alice au pays des colons » de Yanis Mhamdi], elle possède la nationalité israélienne et c’est ce qui la sauve. Mais tu n’échappes pas à la colonisation en tant que Palestinien. La Cisjordanie, ça peut même être pire que Gaza.».



Par Farah.

A la mémoire du journaliste palestinien Saleh Al Jafarawi, tué le 12 octobre 2025 à Gaza, à la suite d’un meurtre commandité par les forces israéliennes.

Sources

Sur le nombre de morts à Gaza : 

Sur les liens historiques entre les réalités coloniales en Algérie et en Palestine : 

  • « Algérie-Palestine :réflexion sur les colonialismes de peuplement et leur potentiel génocidaire », Raouf Farrah, La lettre de l’IRMC n°38, septembre 2025, https://irmcmaghreb.org/wp-content/uploads/2025/10/La-Lettre-de-lIRMC-n°-38-Farrah.pdf 
« Ce que la colonisation doit détruire pour s’imposer », Hosni Kitouni, 18 mars 2022, https://orientxxi.info/magazine/ce-que-la-colonisation-doit-detruire-pour-s-imposer,5454

Sur les mobilisations internationales : 

Pour approfondir : 

– Comprendre le rôle des bandes organisées à Gaza agissant contre la résistance et pour le compte de l’occupation israélienne : 

  • Comprendre les enjeux en Cisjordanie 
  • « Tout ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie, c’est du business », Rami Abou Jamous, 7 juillet 2025, https://orientxxi.info/dossiers-et-series/tout-ce-qui-se-passe-a-gaza-et-en-cisjordanie-c-est-du-business,8364