Le 8 février 1962, la police tue à la station de métro Charonne à Paris. Une manifestation contre l’OAS et la guerre d’Algérie vire à l’horreur, neuf personnes trouvent la mort. Elias en fait le récit.
Début des années 60, en France. Que s’est-il passé ?
Porté par le contexte économique des Trente Glorieuses, le pays, en pleine croissance, favorise l’immigration de travailleurs venus -entre autres- des colonies. Dès 1945 l’ONI (l’Office National d’Immigration) voit le jour et est chargé de contrôler l’importation de main d’œuvre. Les ouvriers étaient providentiels : non seulement car en nombre massif pour répondre aux besoins imposés par la politique de développement, mais aussi car assignés aux tâches les plus pénibles, et peu couteux a bien des égards. Ils sont mis au ban de la société : leurs droits obéissent à une législation différente de celle du reste de la population, ils sont entassés dans des taudis, s’implantent dans des bidonvilles et sont victimes d’un racisme anti-Arabe grandissant durant la Guerre d’Algérie.
C’est durant cette période que se forme l’OAS (l’Organisation Armée Secrète),une organisation menant des actions terroristes en Métropole et outre Méditerranée, dans l’objectif de raffermir le contrôle français sur l’Algérie et de la garder sous domination française. C’est en effet la volonté affichée par l’Etat français de se retirer de l’Algérie qui suscite de vives réactions : En 1961, lors d’un référendum conduit en Métropole et en Algérie, 25% des répondants se sont déclarés opposés à la cession du droit d’autodétermination aux Algériens ! (C’est-à-dire du droit au peuple d’organiser son propre pouvoir et Etat). A leur tête et dans leurs rangs, principalement des hommes politiques et des militaires. Leurs méthodes sont froides : assassinats, putschs et attentats. C’est lors d’un de ceux-ci à Paris, que l’OAS fera exploser dix charges de plastic le même jour et blessera grièvement une fillette de 4 ans, Delphine Renard.
Après des années d’exactions, c’est l’évènement de trop qui étend le sentiment d’insécurité à une partie élargie de la population. En effet, si même les enfants sont touchés, qui peut se prétendre à l’abri ? A l’époque seule une portion d’intellectuels et de militants, pour la plupart d’extrême gauche, soutiennent des positions anticolonialistes. Même lors du massacre du 17 octobre 1961, seuls les milieux déjà sensibilisés aux problématiques liés à la colonisation et aux rapports de pouvoir ont réagi. Néanmoins, le 8 février 1962, au lendemain de l’attentat, on comprendra que la réprobation a cette fois ci trouvé écho au sein de l’opinion publique.
Un rassemblement pacifiste et pacifique
Ce sont 60.000 individus – soit plus de 2% de la population parisienne de l’époque – qui sortiront investir les rues de la capitale pour protester. La manifestation est lancée sous l’impulsion des grands syndicats historiques, incluant la CGT, et l’UNEF ainsi que des partis de gauche ; bien qu’interdite ils prennent en charge l’ organisation et l’encadrement de l’évènement. Différentes processions qui connaissent globalement peu de heurts sont tenues « contre le fascisme et l’OAS » et « pour la paix en Algérie » dans plusieurs quartiers parisiens. Des cortèges fusionnent et la foule se masse au carrefour Voltaire-Charonne dans le 11ème ; les organisateurs s’apprêtent à prononcer le mot de la fin et annoncer la dissolution du rassemblement. Il est 19h30.
Un barrage des forces de l’ordre, à proximité du carrefour se meut. Une masse s’en détache. Des silhouettes aux long bras s’en distinguent et approchent. Il s’agit en fait de policiers en marche en direction de la foule, armés de leurs longues matraques – « les bidules » comme on les appelle –. Des dignitaires parmi les organisateurs ainsi que des élus vont à leur rencontre pour annoncer que la dislocation vient d’être prononcée, tenant pour signe évident la foule qui est calme, non-organisée en cortège et qui fait même dos aux policiers. C’est alors qu’à quelques dizaines de mètres des manifestants, un homme en civil, accompagnant les forces de l’ordre crie « Ca ne fait rien. On s’en fout, cognez ! ». La police charge les contestataires, bâtons levés.
Le massacre
Sans sommation, par surprise, le choc est décuplé dans sa violence. Personne ne les a vu arriver, et les premiers malheureux reçoivent les coups avec stupeur. Une stupeur qui se mue en une panique, et se répand de proche en proche dans les rangs. La foule prise d’assaut s’agite et cherche à fuir, plongés dans l’urgence des cris de leurs camarades. Ils comprennent rapidement que ce n’est pas une habituelle escarmouche avec les forces de l’ordre, qui n’ont de toutes façons pas de raisons de s’en prendre à eux. Alors rapidement, il faut pour chacun trouver un abri, une voie de salut. Craignant peut-être de rencontrer plus de policiers via les rues avoisinantes (certaines étant barrées), et pensant pouvoir échapper au saccage, d’instinct une partie du cortège cherche à se terrer dans les bouches du métro Charonne.
A la surface, la furie ne se désamorce pas. Ceux ayant pu se cacher témoignent « J’ai pu trouver refuge derrière une porte cochère, et là, j’ai entendu pendant une demi-heure des cris déchirants, des coups de sifflet, des chocs et des bruits divers ». Au métro, la panique est telle qu’une bousculade prend place. Les personnes chutent les unes sur les autres dans les escaliers, et s’entassent dans une masse grouillante dont nul ne peut se tirer. La dizaine de personnes ayant pu arriver indemnes dans la station Charonne ne trouveront aucune voie de sortie : toutes sont verrouillées. Ils tenteront alors d’aider ceux qui, sous le poids des leurs et de leurs convictions, étouffent, brisés au bas de l’escalier.
C’est dans ces circonstances que la maréchaussée achèvera de détruire le contrat social qui les lie à la population qu’ils doivent protéger. Ils vont s’en prendre aux gens piégés du métro. Ils s’emparent d’abord des personnes qu’ils ont battu pour les lancer par-dessus les rambardes donnant sur l’escalier et les quais. D’autres s’occupent de frapper -jusqu’à briser leurs bâtons- ceux qui en haut de l’escalier cherchent malgré tout à s’engouffrer dans la masse compacte, pour s’abriter des coups. La manifestation contre le terrorisme a tourné au massacre. Perpétré par les garants de la sécurité publique.
Une quinzaine de minutes durant, ils s’acharneront sur les manifestants. Impossible en bas de pouvoir efficacement dégager qui que ce soit sous la pression de la pluie d’insultes, de coups, de projections en tout genre. La police ira jusqu’à vandaliser le mobilier urbain pour le jeter sur les entassés : table de café, pièces en fonte, grilles d’aération. Certains iront même poursuivre dans les couloirs et sur les quais, les personnes qui ont pu les atteindre pour s’y réfugier. Pour finir, ils lanceront des grenades de gaz lacrymogène dans l’espace confiné de la station.
Des corps meurtris et des personnes inconscientes sont extraites. Fractures du crâne, des membres, plaies, asphyxies, traumatismes. 9 personnes décèdent : 3 femmes, 5 hommes, et un adolescent de 15 ans. Tous âges, tous sexes, tous protestants pour la paix. On dénombrera 126 blessés, affluant vers les cliniques parisiennes, dont un tiers resteront plus de 5 jours hospitalisés. Quelles conséquences, pour un bilan si lourd ?
Suites
Tout d’abord à court-terme : un mouvement de solidarité sociale nait spontanément et rassemble (les estimations à ce sujet sont très dispersées) autour de 400 000 personnes aux obsèques des victimes, 5 jours après le drame. L’émotion est retentissante et beaucoup n’hésiteront pas à poser leurs congés pour y participer. Du côté des pouvoir publics, la veille des obsèques le Premier Ministre Michel Debré visitait la police de Paris pour leur « apporter le témoignage de sa confiance et de son admiration » . En outre, il signifiera également au Préfet de police de l’époque, Maurice Papon (voir notre article à son sujet) ses hommages à « [ses] qualités de chef et d’organisateur, ainsi qu’à la façon dont il a su exécuter une mission souvent délicate et difficile ». Aucun doute possible, la répression à été exécutée sous l’égide bienveillante des plus hautes sphères républicaines.
La tendance à moyen et long terme confirmera ceci. Jusqu’aujourd’hui, les seuls liens entre l’affaire et la justice sont la dépense de l’argent public en procédures engagées qui aboutiront sur des non-lieux, les renvois entre instances juridiques et dédouanements successifs. La pierre majeure venant sceller tout espoir de justice vis-à-vis des actes terroristes commis est également placée par l’Etat, et renforcée par les pouvoirs en place successifs : il s’agit des lois d’amnistie. Celles-ci consistent à couvrir de manière rétroactive les actes passibles de décision de justice d’un groupe d’individus, souvent, suite à un contexte de conflit à implications politiques. C’est en quelques sortes, une grâce présidentielle étendue à plusieurs personnes.
Amnistie, amnésie
Pensées en amont même de l’indépendance algérienne, celles-ci feront l’objet d’une rare diligence dans leur mise en place et promulgation. En 1962, en premier lieu, seront prononcés décrets et ordonnances concernant les militants algériens, pour les couvrir vis-à-vis de toute poursuite judiciaire portant sur leurs actes de résistance, actes ayant par ailleurs été reconnus comme légitimes lors des accords d’Evian. S’agirait-il en un sens d’admettre qu’il n’y avait pas de motif valable donnant lieu à la domination de générations d’algériens ? Car curieusement, l’autre pendant des mesures adoptées concerne cette fois les « faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre ». Exonérant ainsi de fait tout militaire coupable de torture, massacre de civils ou de transgression des droits humains élémentaires. Le texte de loi ne sera pas absolu dans son application, et ne concernera pas, par exemple, les français engagés auprès du FLN ou les déserteurs.
Les lois d’amnisties seront alors complétées et étendues sur plusieurs années pour tenir compte d’un maximum de cas, sous diverses influences (voir notre article à ce sujet). On relèvera en particulier des lois visant à blanchir les membres de l’OAS et affiliés, spécifiquement. Un des faits les plus marquants est lié à François Mitterrand : alors président, il impose en 1982 le passage d’une loi -via le célèbre 49.3- visant à réhabiliter les militaires, policiers et fonctionnaires impliqués dans les actions pour menées pour le primat de l’Algérie Française. En clair, déjà absous par la justice française, le Président leur permettra en plus, pour la plupart, de réintégrer leur corps de métiers, de retrouver leurs décorations militaires, et également de toucher une pension. Les faits ont de quoi étonner. D’autant plus pour un gouvernement de Gauche. Serait-ce un us républicain, d’instrumentaliser les pouvoirs pour tempérer sa relation aux milieux d’extrême droite, comme à Charonne ?
Début des années 2020 en France. Qu’est ce qui a changé ?
Le sujet reste ouvert et commenté par les historiens étant donné que les pouvoirs publics n’ont jamais pu (ou voulu) faire la lumière sur cette affaire. Diverses lectures sont proposées, mais celles incluant la maitrise des relations entre l’Etat et les partisans de droite conservatrice, qui sont plus nombreux en proportion parmi les forces de maintien de l’ordre que dans le reste de la population semble tenir le mieux en cohérence la trame des évènements sus-cités.
La désinformation de concert du ministre de l’Intérieur et de la Droite au sujet des circonstances de la manifestation. L’approbation ouverte du Premier Ministre quant à la bonne gestion faite par le Préfet de Police de ses troupes. L’acharnement d’une section spéciale d’officiers sur des manifestants ouvertement liés au communisme. Les amnisties en faveur des terroristes et autres violents, y compris au nom de l’Etat. Leur réhabilitation opérée par François Mitterrand, qui exécute ainsi sa promesse de campagne. (Il ira même jusqu’à convaincre sur cette base l’ex-chef de l’OAS d’appeler à son vote).
Chacune de ces actions, perpétrées à dessein, pour afficher un soutien et ainsi transiger avec une extrême droite trop présente et trop influente parmi les sphères de pouvoir françaises. Chacune d’entre elles, sont autant de relais qui ont contribué à faire tomber le silence sur les tombes de Charonne.
Par Elias T.
SOURCES
- Stéphane Gacon, Les amnisties de la Guerre d’Algérie. Tiré d’« Histoire de la Justice » p.271 à 279
- Journal officiel, « Lois et décrets », 23 mars 1962
- Le massacre de Charonne, Article de L’Express publié le 15/02/1962