A ma mère Aïcha

Publié le 15 février 2021

C’est un récit intime et touchant. Celui d’une femme forte, d’une fille, d’une sœur, d’une épouse…et surtout celui d’une mère. Raconté par la plume la plus sincère et douce qu’il soit, celle de sa fille Amina. 

Une femme forte et tellement courageuse….

Faire face à l’adversité avec humour, bon sens et aplomb, c’était sa force. Elle disait “ma fille il faut jamais qu’un homme s’essuie les pieds sur toi comme une serpillière, il faut être capable, être débrouillarde dans la vie parce que cette vie, eide denia, n’est pas facile c’est comme ça, el mektoub. Dieu nous éprouve sur cette Terre et tu ne repars qu’avec tes actes, rien d’autre. Regarde Claude François, il est mort, yahasla ! Mais sa fortune ! Ça l’a aidé ? Ça a arrêté la mort ? Non ! Il est mort comme tout le monde et il a été enterré et voilà c est fini. Après tu rends tes comptes devant Dieu“. Vivre sur Terre, faire le meilleur, accomplir le bien aux autres, « hassana », lors de notre passage sur Terre et en n’oubliant pas : la Vie est si courte.

Et pourtant elle a essayé de la changer sa vie, de ne pas subir ce que les autres décidaient à sa place. Sa volonté de réussir avec détermination ou rage a été son leitmotiv pour affronter dignement la rue, les qu’en dira-t-on, les yeux obscènes, trop pressants des hommes… dans les rues d’Alger « la Blanche »…

Parce qu’elle a voulu changer son destin et offrir une belle vie à chacun de ses enfants, je lui dédie avec tout mon amour et le respect cette page de témoignage.

Allahilhemha

Ma mère avant son premier mariage

Photos de famille

Aïcha est née à la Casbah en février 1933 à Alger. Elle est l’aînée d’une fratrie de 4 sœurs, dont une morte née. Aicha a eu la chance de connaître l’école, mais pas longtemps. Elle devra y renoncer plus vite que Fettouma, sa sœur, pour aller aider au domicile sa sœur aînée Fatma Zohra, mourante. Elle a des amies avec qui elle joue et partage ses histoires. La vie est prenante dans les quartiers de la Casbah, médina de multiples dédales où des codes sont assimilés rapidement pour les femmes et les hommes, afin de ne pas se croiser. L’homme, en voulant utiliser un des passages dans les dédales de la citadelle, annonce son arrivée en toussant pour avertir sa présence aux femmes qui arriveraient de l’autre côté pour passer au marché ou monter faire leurs lessives. Aïcha a connu des moments de l’histoire dans cette Casbah : l’invasion brève des officiers nazis à Alger et les bruits mécaniques et frappant le sol de leurs bottes, les chasses à l’homme dans les rues du temps de la guerre d’Algérie, les explosions revendiquées par le FLN, les résistantes, comme Hassiba Ben Bouali qui s’est faite exploser en plein cœur de la Casbah aux côtés d’Ali La Pointe, “Ah ! Elle était capable, elle était une femme et les Français, le Général Massu, ils avaient peur d’elle“.

Les brèves études, le premier sacrifice de prendre en charge les jeunes enfants de sa sœur aînée décédée, le temps que le beau frère fraîchement veuf trouve une nouvelle épouse. C’est l’époque encore des mariages polygames… à l’avantage de qui ? Des hommes, pas des femmes dont certaines bravent le regard sévère et réprobateur des autres femmes ou plein d envie de nombreux hommes. Aïcha a bravé ces regards. Elle a connu le passage du général De Gaulle à Alger et peut me chanter avec ferveur, sans vraiment comprendre le sens caché de l’hymne au maréchal Pétain “maréchal, nous voilà, lilililala….”. Malgré cette société algérienne fiévreuse de libertés et d’indépendance, du diktat des codes de bienséance et du jugement permanent par le regard, Aicha trouve des moments de grâce, d’insouciante bravoure pour faire rire son auditoire d’amies l’écoutant dans un coin discret de la cour de la maison ou de terrasse à terrasse derrière le linge, qui sèche étendu fièrement et éclatant de blancheur, cette même blancheur virginale d’Alger la Blanche, de ses bâtiments en arcades, des maisons de la Casbah à la chaux, de Notre Dame d’Afrique jusqu’au port. Alger nimbée de blancheur fière et discrète, de la pureté, de la virginité des femmes que l’on préserve tel un trésor.

Aïcha me raconte un soir avoir joué à ce que chacune de ses amies souhaiteraient savoir de leur avenir incertain en interrogeant un vase en argile. Ce n’est qu’un jeu, pas de provocation à Dieu. Elle espère réussir. Rêver de sortir du carcan étouffant pour accomplir un métier honorable et brillant. Un souffle pour elle, sa sœur Fettouma et ses amies. Pour chacune d’entre elles, soudainement, après le chant naïf dans le vase en argile, chacune est attentive au premier signe qui se fait entendre. Pour Fettouma le son d’une sirène d’un bateau : “Elle s’est mariée quelques mois après avec Ferhat un ami du quartier et tous les deux amoureux sont partis pour le nord de la France“. Pour une autre amie, un cri dans une des rues et des pleurs dans une maison voisine : “Elle meurt un an après des suites d’une maladie survenue brutalement », pour elle : « Wallou, rien ».

Le pot en terre cuite dans lequel ma mère lançait des vœux en cachette avec ses amies à la Casbah

Elle devient rapidement la tête dure de la famille. Et n’hésite pas à braver l’autorité de son père en supportant ses coups pour protéger sa mère et sa sœur Fettouma. Elle me raconte qu’une nuit, Fettouma est prise d’un besoin pressant d’aller aux toilettes. Situées dans la cour de la maison et craignant le père, Aïcha s’y rend en premier. Elle enjambe silencieusement son père pour passer la porte en silence, croyant qu’il dormait profondément et fait signe à sa sœur d’aller vite au petit coin. Mais lorsqu’un interdit est ordonné comme un décret par mon grand-père maternel, ce n’est pas ” Aichouche” qui aura le dernier mot. Aïcha croyait avoir atteint l’accès à la cour, mais soudain une douleur fulgurante aux jambes la sidère sur place au point, me confie-t-elle qu’elle se fait pipi dessus de peur et de douleur. La douleur ? Ce sont les coups de canne qui pleuvent, mon grand-père frappe plusieurs fois ma mère aux jambes sans parler. Sans un mot, sans pleurer, honteuse de s’être faite dessus, elle rejoint sa couche qu’elle partage avec sa sœur qui l’attend inquiète. Mon grand père est un ancien combattant. Il a connu les guerres et la guerre d Algérie. Mon grand-père Mohamed était décrit comme dur, très sévère y compris envers son épouse docile et soumise Hadda que je nomme tendrement “Moumani”.

A propos de son père, elle confie plusieurs anecdotes drôles et étonnantes. Comme lorsqu’il n’hésitait pas à accueillir sans sourciller les soldats français au comptoir de son café avec décontraction, alors qu’il gardait des fusils juste en dessous de ce même comptoir pour alimenter en armes les résistants du FLN. Il n’hésitait pas lors de ses sorties les nuits, pour lesquelles il ne donnait aucune explication, et après des passages discrets à la maison d’un ou plusieurs hommes, à dormir dans un des cimetières d’Alger et à transmettre des informations importantes aux autres troupes de combattants FLN discrètement abritées. A la peur de dormir dans un lieu rempli de sépultures, il expliquait avec bon sens et philosophie “ce sont les humains dont il faut avoir peur, pas des fantômes“.

Mon grand père et son chèche

Aïcha est fusionnelle avec sa plus jeune sœur, Fettouma. Disputes et rigolades sont au programme. De ses autres sœurs, Aïcha n’a que très peu de liens et en parle peu. Elle n’hésite pas à me montrer ses mains abîmées en m’expliquant ” Tu vois ma fille ces mains, elles ont travaillé dur, très dur pour élever les enfants et laver la maison de Fatma Zohra morte en couche après peut-être un cancer… Trop jeune pour faire 8 enfants ! Tu te rends compte ? Et à cause de çà, j’ai jamais étudié à l’école longtemps, j’ai une belle écriture ! Regarde ! Il a fallu que je fasse la boniche. Après ? J’ai pas laissé ton grand père décider longtemps de ma vie ! Même s’il m a forcé à me marier à 15 ans avec un homme que je n’aimais pas. Il était journaliste à El Watan pourtant, et je ne l’aimais pas ma fille, c’est comme ça ! J’étais belle, jeune et innocente ! Mais après ce mariage, l’enfer. Je ne voyais plus ma famille ni mes amies. J’ai été violée par cet homme la nuit de mes noces pour faire un bébé en plus ? Ah non ! J’ai perdu la tête et ce bébé n’est pas resté, je l’ai pourtant bercé longtemps et ils me l’ont enlevé parce qu’il dormait tout le temps, qu’il était beau, il dormait pas un cri, pas de pleurs. Et puis il a recommencé à me violer, j’ai cru devenir folle dans la saleté du Jbel, des poules qui couraient dans la maison pas fermée. J’étais loin de mon quartier et je vivais dans ce Jbel avec les poules qui me mettaient de la terre partout alors que je berçais un bout de bois à la place de ce beau bébé. J’étais devenue maniaque, très propre et tout brillait de propreté par mes mains ! Tu sais je suis une bint lCasbah moi ! Plus tard on m’a dit que ce premier bébé est mort. Je n’ai pas pleuré. Le deuxième n’a pas tardé à envahir mon ventre. J’ai perdu la tête après, crois-moi ma fille ! Ma famille a eu des nouvelles, et finalement ton grand père est venu me chercher, avec ce deuxième bébé qui voulait vivre. Il lui a rendu la dote à ce monstre. J’étais folle et en colère, j’ai tout de suite refusé de m’occuper de ce bébé, il était de cet autre. Il avait sa tête et ce monstre continuait à m’aimer follement ! Et puis j’ai réussi à me prendre en main. Cheveux coupés, maquillée classique et respectable comme il faut, comme une fille de bonne famille que je suis ! J’avais des amies qui étaient battantes aussi et crois-moi cette époque c’était dur, ce n’est pas maintenant où les filles sont libres, elles font ce qu’elles veulent et n’importe quoi des fois ».

Elle vivra une belle histoire d’amour avec un homme qu’elle a choisi de son regard. Car tout se passait par le regard. Silencieusement, le lien, la connexion s’établissait magnétiquement ou pas. Mais cet homme était un riche bijoutier turc d’une famille aisée d’Alger, promis à une femme d’une famille aisée et de la même communauté turque. Malgré les pressions et le rejet de la famille de cet homme, un couple s’est formé et vit cette relation par un « mariage halal ». Cet homme raisonnable et respecté de tous dans son quartier et par sa communauté, perd la tête pour ma mère. Il est fou d’elle. Il est beau aussi et déterminé à vivre avec elle. Mais Aicha ne supporte pas l’idée de vivre dans la polygamie et d’être la seconde épouse officielle dans le choix de cet homme. Elle met un terme à cette union. Décide d’élever ses deux filles sans cet homme, qui par désespoir va se tuer dans un accident de voiture sur les hauteurs d’Alger, après la rupture et le maintien du second mariage par pressions des deux familles de sa communauté. Aicha choisit de confier à l’adoption sa première fille à sa meilleure amie veuve et sans enfant. La douleur de la solitude de cette amie pèse et son désir d’enfant n’est pas comblé du fait de sa situation, de son isolement. Elle rêve d’avoir un bébé. Aïcha lui offre ce bébé qui se nommera Djemila. Quelque temps s’écoule et les liens se perdent. Elle ne reverra plus jamais cette petite, ni son amie qui déménage vers un autre coin d’Alger, pour une nouvelle vie. Elle demeure confiante car ce bébé sera plus heureuse et gâtée qu’avec elle dans la galère de travailler et faire vivre sa famille.

Aïcha se retrouve à élever sa fille Karima et son fils Mohamed issus de deux unions différentes avec ses parents à charge. Mais impossible n’est pas concevable ! Elle obtient avec détermination, motivation et persuasion un poste de gérante d’un magasin de meuble « Algeria meuble » près du quartier Didouche Mourad. Aïcha marche droite, fière de sa réussite sociale vers son emploi avec félicité et continue d’ignorer les yeux des hommes. Mais être une femme, moderne et active dans un quartier populaire d’Alger n’est pas facile. Elle repousse les avances déplacées de son patron, mais sera victime d’une agression un soir, de retour de son travail sur le chemin de son appartement. Aïcha, par pudeur et dignité préfère taire ce traumatisme. Elle se bat pour offrir avec son salaire économisé durement, un vaste appartement au dernier étage d’un immeuble colonial français en plein cœur d’Alger près du palais de justice, de la mosquée et du journal El watan. La vue est époustouflante, où que vous soyez à chaque fenêtre, la vue donne sur la mer, et lorsque l’on s’installe sur le stah (le toit), des mouettes curieuses et moqueuses viennent vous saluer de leurs cris face aux voisines curieuses et drôles. 

Ce fameux toit terrasse de l’immeuble colonial en plein centre d’Alger… Bien vieilli et usé depuis.

J’avais du succès à mon âge. J’étais très belle. J’ai dû travailler dur comme un homme pour acheter cet appartement seule pour mes parents et moi avec cet enfant et ta sœur. Ma jeune sœur s’est mariée et est partie en France. Ton grand-père et ta grand-mère s’occupent des enfants et un jour ton père me fait une cour, la honte ! Yahi ! Il ne voulait pas partir de la rue et chantait mes louanges, mes yeux… Eh j’aurais dû le voir venir celui-là !” “Ton grand père m’a grondée, à mon âge ! J’ai dû le recevoir pour connaître ce qu’il projetait pour une femme comme moi : divorcée deux fois et deux enfants à charge, qui travaillait durement seule. Ton père est directeur de domaine agricole à Castiglione. Il a de belles manières et plaît à mes parents. La fatigue de cette vie peut-être, je décide de partir à ses côtés vers la France en 1974. Tu as failli naître à Alger, j ‘ai du cacher ma grossesse à Air France “.

On arrive à Lille, il fait froid, on vit dans le quartier Fachtu mesnil dans la grande maison de ma chère sœur Fettouma et de mon beau-frère Ferhat avec leurs enfants. Je le connais depuis la Casbah, il aimait ma sœur et on aimait partager les disques d’Oum Khalsoum, ma chanson préférée, Hakam aleena ! Ou Farid El Atrach, quel bel homme ! Mohamed Abdel Wahab ! Yahasla c’était de la musique ! Mais Fehrat me déçoit car j’ai appris qu’il trompait ma sœur avec une secrétaire. Fettouma l’apprendra brutalement plus tard. Elle a 6 enfants dont 3 sourds muets. Elle n’a jamais travaillé et être autonome est inenvisageable, du moins c’est ce que lui fait croire Ferhat pour ne pas qu’elle le quitte. Elle finira par le faire courageusement pour me rejoindre à Aix-en-Provence et redémarrer une nouvelle vie de femme divorcée avec 6 enfants à charge en cumulant plusieurs boulots dans une journée : cuisinière dans un restaurant, dame de compagnie pour personnes âgées, femme de ménage qui abîme ses si jolies mains. Oui courageuse Fettouma qui a enfreint la honte du qu’en dira-t-on d’une femme humiliée et divorcée avec 6 enfants, dont certains handicapés. J’ai fini par me chamailler avec elle pour qu’elle ne lâche pas et qu’elle garde sa liberté retrouvée. Elle me reproche d’être heureuse en couple avec des enfants normaux. Mais elle ne sait pas…  Elle ne sait rien. Je dis rien du moins au début.

Fettouma reste à Aix-en-Provence et refusera même la nationalité française pour conserver sa carte de séjour en montrant à Ferhat qu’elle n’a pas besoin de lui et de sa naturalisation en France.  Et tu nais à la maternité de Lille qui brûlera bien plus tard. Il y avait des bonnes sœurs qui s’occupaient des mères et des bébés. Elles étaient dures celles de mon étage. C était dur tu étais un gros bébé woullah ! Tu pleurais tous les jours ! Awah Awah ! Et tu te levais, tu criais, tu réveillais et faisait crier les autres bébés, tu me cherchais, tu voulais mes bras à chaque fois que je passais devant la vitre de la nursery “.

Un gros bébé. Et ton père me disait avec jalousie “Tu vas en faire quoi ? Marylin Monroe ?”. Nous avons travaillé dur en France tous les deux. J’étais couturière à Lille, en usine avec mes pauvres doigts tout abîmés, et j’ai connu les accents de Lille (elle dit avec un accent pointu « maman », « wassingue » pour la serpillière), la solidarité alors qu’on était arrivés dans la misère. 

Mon père Brahim

Ton père accepte de travailler comme gérant d’un magasin de produits alimentaires exotiques, mais il ne supporte pas bien les patrons qui lui donnent des ordres en l’humiliant. Il présente bien, mais il reste un arabe avec son nom pour les patrons en France. Mon beau frère se moque souvent de mon mari pour ses manières d’ouvrier de la terre, ou de magasin. Mais il est travailleur. Il est dur à la tâche. Il n’a pas de culture musicale comme Ferhat, mais je m’en fiche. C’est vrai que j’aimais écouter les belles musiques et les poésies de mon époque. Je suis toujours midinette, l’amour, les belles chansons, yahasla la belle époque. C’est plus pareil maintenant. 

Tu tombes malade c’est dur. Et le médecin nous dit de partir vivre dans le sud de la France pour tes poumons. On traverse la France dans une Peugeot toute pourrie, la honte ! Avec l’ouhwha (l’air frais) qui traverse les bâches de la voiture. S’installer encore dans un endroit inconnu sans les autres est une galère. Je me bats pour obtenir un grand appartement en HLM. Ton père se moque de moi, mais j’y crois. Ton demi frère Mohamed a refusé de rester avec nous et garde l appartement avec tes grands parents maternels à Alger“.

Il y a ma demi-sœur Karima (Allahilhemha née en 1964 et qui décédera en 2016), “Puis toi Amina, Mimichat, le gros bébé qui m’a déchirée, née à la dernière minute à Lille en 1974, Yassine ton frère ehlilou ! Né en 1975 à Aix-en-Provence et ton autre frère Lamine en 1978 à Aix-en-Provence aussi ».

Ma chère sœur Karima

Tu m’as porté chance. Je t’ai posée sur la table pendant que je parlais à la dame des HLM et elle a ri et joué avec toi. Nous avons eu l’appartement. Ton père n’y croyait pas mais ta mère est une débrouillarde, j’ai jamais attendu un homme pour réussir, n’oublie jamais cela. Il est devenu jaloux car je voulais travailler. Il a fini par me frapper belkfouf (gifles aux yeux, aux oreilles) avec ses grosses mains de travailleur. Il était un séducteur et je ne voulais pas qu’il me trompe ou qu’il boive de l’alcool. Je ne me laissais pas faire mais il était dur. 

Et que dirait le quartier ? Les voisines et leurs manières ? Tu sais pour la viande halal à l’époque, y en avait pas vraiment sauf à la grande ville et on se contentait de viande hachée de bœuf ou de poulet du supermarché quand on avait assez d’argent pour les fins de mois. Y’ avait pas grand chose des fois, du pain sec et de la tomate, ou du lait en poudre, mais on était heureux et on riait tout le temps même quand c était dur“.

Je suis à un goûter d’anniversaire dans le quartier d’Aix en Provence

Les années ont passé et mes parents ont divorcé. Chacun a poursuivi sa voie. Mon père Brahim né en 1942 refera sa vie avec une femme plus jeune et aura 3 enfants : 2 garçons et une fille, comme avec ma mère. C’est étonnant, la même configuration. Ma mère, quant à elle, n’osera pas refaire sa vie et préfèrera éviter d’affronter le regard sévère ou moqueur de mes deux imbéciles de frères “ça ne se fait pas ! C’est honteux à ton âge, t’es vieille maintenant“. Elle renoncera à sa quête de bonheur auprès d un homme “Bien comme il faut, aimant la poésie, les devinettes, les livres de recettes ou les produits biologiques, la musique égyptienne d’autrefois“. Mes frères se sont éloignés.

Son sourire, son humour, son bon sens, son intelligence, ses beaux yeux tendres qui pouvaient devenir menaçants, sa peau douce de pêche blanche, elle les a conservés jusqu’à peu près la fin de sa vie. Ma « demi-sœur » qui était bien plus qu’une demi-soeur, une maman de relai quand c’était trop dur pour notre mère. Karima s’en est allée la première vers un paradis brumeux. Je suis restée aux côtés de notre mère, je l’ai promis tacitement sans le dire, un jour de rupture entre elle et moi pour mon départ de la maison vers des études universitaires. J’ai retrouvé inexorablement le bruit de ses mots, le son de sa voix de ses silences, ses gestes, sa cuisine puis le silence, son silence et ses absences plus longues dans ses yeux. J’ai gardé le contact de l’enfant que je serai toujours avec ma mère en maintenant ce peau à peau, en lui faisant écouter les bruits de la vie du dehors, les musiques qu’elle aimait tant (Dahmane Elharachi, Idir…), face à son silence, ses absences de plus en plus longues lorsqu’elle était malade. Ces contacts, je les ai gardés et cultivés comme j’ai pu au gré de mon travail, de mes enfants, de ma vie de femme. Mais rien à mes yeux n’avait plus d’importance que d’être témoin de ce départ à ses côtés sans peur, son envol dans un voile blanc immaculé vers un monde plus beau dans cette nuit profonde et mystérieuse. Mes frères arriveront trop tard.

Ma mère en maison de retraite en fin de vie malade gravement d’alzheimer. Je suis avec elle avec mon fils témoin des baragouinages que tente de me dire ma mère.

C’est avec amour et une tendresse infinie que je referme ce livre. Merci à vous pour ce partage, et pour m’avoir lue. 

Amina