Isabelle Eberhardt est une figure oubliée du XXe siècle. Connue par ses contemporains pour ses voyages, son indépendance et son amour pour l’Algerie, alors en pleine campagne de pacification, elle aura vécu une vie à la fois fantasque et pleine de spiritualité. Nouha se propose aujourd’hui de te faire découvrir cette aventurière d’un autre temps .
Sur les dunes du Sahara, dans l’étendue gigantesque du sable de l’Erg, un cavalier galope.
Son burnous en laine s’éparpille dans le vent et tranche dans le ciel pur bleu indigo du sud Algérien.
Le vent brûlant fouette le visage de Si Mahmoud, à demi emmitouflé par un chèche, il se stabilise sur sa monture, le fidèle Souf, en serrant ses bottes rouges autour de ses flancs.
Il laisse son regard profond errer sur l’immensité désertique et s’en imprègne. Il est vrai que celui qu’on nomme le Rimbaud des sables est connu pour trouver dans les étendues du désert sablonneux l’inspiration et la spiritualité.
Qui aurait pu imaginer à cet instant que la route de ce cavalier mystérieux eût été si longue ? Qui aurait pu penser seulement à l’incroyable épopée traversée par Si Mahmoud, de l’aristocratie russe, en passant par les hauteurs de Genève avant de se poser sur le sable chaud du désert algérien ?
Qui aurait pu imaginer toutes les vies qu’a vécues Si Mahmoud, à peine âgé de 27 ans ?
Permettez-moi de vous raconter aujourd’hui l’histoire de Si Mahmoud, l’une des plus grandes aventurières du XXe siècle, j’ai nommé Isabelle Eberhardt, qui des années avant nous s’est éprise des terres d’Algérie.
A- Isabelle la rêveuse
Isabelle voit le jour à Genève, en Suisse, le 17 février 1877. Elle est la fille illégitime de Natalia, une femme sublime issue de cette aristocratie russe un peu fantasque et d’un amant. C’est ainsi que la jeune Isabelle évolue dans une bulle bien loin de son futur monde, mais déjà hors norme en soi.
Elle reçoit de son précepteur Trophimowsky – son probable père, une éducation d’une qualité exceptionnelle, ce qui est très rare pour l’époque qui plus est pour une jeune femme.
Trophimowsky est un ancien paysan russe récemment affranchi, un autodidacte aux idées et principes éducatifs originaux : son objectif avoué est d’élever Isabelle et ses frères pour faire d’eux les hommes libres et autonomes de demain. C’est ainsi qu’Isabelle passe les premières années de sa vie dans l’ignorance totale de la différence entre les deux sexes (une éducation qui la suivra toute sa vie de jeune femme) : ainsi dans sa bouche et dans ses écrits le « je » peut à la fois être masculin ou féminin en fonction des circonstances et de l’interlocuteur.
Elle étudie les lettres, l’histoire, le latin, le grec, le français, le russe, l’arabe et le turc : une éducation polyglotte avant-gardiste
Mais bien que la vie de la jeune Isabelle soit remplie par le savoir et l’amour inconditionnel de sa famille, elle reste enclavée dans cette propriété comme dans une prison dorée. Elle s’en évade vite pour aller à la découverte de la ville. Le Genève de l’époque est une ville parfaitement étonnante. On y trouve déjà l’une des seules universités d’Europe occidentale à accueillir aussi bien les femmes que les étrangers.
Isabelle s’y retrouve vite déguisée en matelots pour se faufiler dans la foule, à la recherche de l’expérience que son savoir théorique riche ne lui apporte pas. Les cheveux coupés à la garçonne et le tempérament vif, elle s’adonne à de ses escapades en ville où elle y rencontre une société cosmopolite, des anarchistes russes, des jeunes turcs et surtout elle y rencontre le goût de l’aventure qui ne la quittera plus dorénavant.
B- Isabelle, l’aventure et l’orient.
Augustin est le frère favori d’Isabelle : avec lui elle entretient une relation fusionnelle et très forte, à la limite du tendancieux.
Ensemble ils lisent les plus grands auteurs : Zola, Baudelaire, Dostoïevski et écrivent à quatre mains des histoires fabuleuses.
Augustin lui confie un jour qu’il s’en ira du foyer et qu’il ira en Algérie : il lui parle des déserts de sables semblables à des mers d’or : la graine est plantée.
Isabelle cultivera alors le désir irrépressible d’aller voir ce pays tellement extraordinaire dépeint par son frère. Elle entretient son désir par des lectures orientalistes avec les œuvres de Pierre Lotti et se sent bientôt comme appartenir à cette terre d’orient, terre d’Islam. Bientôt ses écrits et ses pérégrinations oniriques prennent pour décor l’Orient.
La fin du XIXe siècle en Europe est une époque charnière qui interroge énormément. On s’affranchit du divin et l’on entre dans l’ère industrielle et bientôt capitaliste. Face à cela, l’on fantasme un Orient et un Islam glorieux : les courageux guerriers, l’héroïsme et la spiritualité.
Isabelle baigne dans cet orientalisme et critique l’entreprise français en Algérie dans ces fictions ou elle décrit les massacres commis au nom de la colonisation et les décombres fumantes d’une terre qu’elle appelle Dar el islam (la maison de l’Islam). Nous sommes à l’époque de la période de pacification de l’entreprise coloniale : la France cherche à tout prix à asseoir son emprise sur l’Algérie et cela coûte que coûte, souvent aux prix de spoliation et massacre de masse pour mettre enfin en joug l’Algérie.
Elle s’indigne, bouillonne et ne tient plus, elle ira elle-même en Algérie.
En mai de l’année 1897, alors qu’elle n’a que 20 ans, elle aperçoit enfin les côtes de la ville de Bône (aujourd’hui Annaba). C’est la révélation, enfin elle touche à son but et va à la rencontre des musulmans elle écrira « je ne connais pas un seul français(…) ce qui m’écœure ici c’est la conduite des européens envers les arabes : un peuple que j’aime et qui, inshaAllah sera mon peuple », un discours plein de détermination et très étonnant pour une femme de son âge et de sa condition.
Elle prend ses quartiers avec sa mère et son précepteur près d’une Zaouia, lieu mystique où se tiennent des assises soufies qu’elle fréquente avec beaucoup d’assiduité.
Elle adhère cet été là à l’islam, elle qui a été élevée dans l’athéisme le plus pur, elle dira à ce sujet « je n’attribue au fond de mon âme le peu de bonheur qui m’ait échu sur la terre qu’ à la clémence d’Allah. J’attribue ma venue en pays musulman à la volonté auguste de Dieu qui a voulu me sauver un jour des ténèbres de l’ignorance ». Sa mère la soutient et la suit dans sa conversion.
Il est important à ce stade de l’histoire de préciser que les contacts qu’Isabelle entretient dans la Zaouïa et dans la ville de Bône en général, sont fait sous une apparence masculine. Elle porte toujours les cheveux courts et se drape du traditionnel manteau en laine à capuche pointue: le burnous.
Cette période de bonheur total ne devait pourtant pas durer. Natalia meurt six mois après leur arrivée et Isabelle, dévastée de chagrin, se retrouve sous la responsabilité de son précepteur qui décide de la ramener à Genève. Elle vit son départ comme un arrachement et dès son arrivée en Suisse, elle n’a plus qu’une obsession : retourner en Algérie.
C – Isabelle et Si Mahmoud
Son rêve se réalise quelques mois plus tard, elle profite des obsèques de son précepteur pour filer à l’anglaise et rejoindre l’Algérie. Mais cette fois tout est bien différent. Elle est seule sans soutien, sans finance et sans plan préétabli. Ceci ne semble pas constituer un obstacle pour Isabelle. Elle souhaite vivre et adhérer pleinement à l’aventure orientale. Elle devient alors Si Mahmoud et vit en nomade entre Batna, Beni Mzab et El Oued. Tantôt chevauchant seule, tantôt parcourant le désert à dos de dromadaire, dans une caravane.
On pourrait penser que la jeune femme de par son mode de vie et ses choix originaux recherchait le scandale et la polémique : en réalité, c’est tout le contraire, elle est comme un caméléon qui s’efforce de se fondre dans la foule et adopte pour cela le profil le plus typique.
Cela ne fonctionne pas du tout : elle est perçue par certains algériens comme une espionne au service du côlon : ce qui n’est pas tout à fait faux : Isabelle n’est pas foncièrement contre la colonisation, bien qu’elle réprouve les massacres et l’asservissement, elle rêve d’une alliance de l’Europe humaniste et progressiste et d’un Maghreb mystique et plein de ferveur d’égal à égal. Un rêve tout à fait dans sa vision orientaliste qu’elle a nourrit depuis la Suisse.
D’ailleurs sa présence parmi les arabes est aussi perçue comme indésirable d’un point de vue français : elle est vue comme une agitatrice russe anarchiste, qui pourrait mettre en péril la campagne de pacification.
Cependant elle n’adopte pas de position militante et vit comme une nomade arabe à la quête d’une inspiration pour ses écrit : elle écrira « le vagabondage c’est l’affranchissement, et la vie le long des routes, c’est la liberté »
Elle est saisie d’émotions et de révélations mystiques dans le désert algérien qui la bouleversent profondément : « Il est des heures à part, des instants privilégiés où certaines contrées nous révèlent dans une intuition subite leur âme, ainsi ma première arrivée à el Oued il y a deux ans fut pour moi une révélation complète et définitive de ce pays âpre et splendide qui est le Souf : sa beauté particulière, son immense tristesse aussi. C’était l’heure élue, l’heure merveilleuse au pays d’Afrique, quand le grand soleil de feu va disparaître enfin laissant reposer la Terre dans l’ombre bleue de la nuit »
Elle tombe éperdument amoureuse d’un homme, Slimane, fils d’une ligue lignée de héros musulmans qu’elle ne souhaite plus quitter. Et alors que leur mariage dérange autant du point de vue algérien que français, elle l’épouse vite.
En plus de l’écriture, Isabelle pratique la fantasia. Elle reste attirée par la marginalité, s’adonnant au soufisme qui est un mysticisme rattaché à une philosophie issue de l’islam mais en dehors des normes.
Ce personnage fantasque fait parler de lui dans les plus haute strate de la hiérarchie militaire française et ne laisse pas de marbre un certain maréchal Lyautey
D – Isabelle et le maréchal
Bien qu’il y ait dans la vision des rapports France-Algérie d’Isabelle une certaine convergence avec celle prônée par le maréchal Lyautey, c’est surtout son côté « électron libre » qui attire l’attention du Monsieur-Afrique du Nord de l’époque : il dira d’elle « je l’aimais pour ce qu’elle était et ce qu’elle n’était pas »
Au début du XXe siècle, Lyautey est mandaté au pied levé par le gouverneur d’Algérie pour mener à bien la pacification du territoire. Il prône publiquement une volonté politique d’éviter les bains de sang ce qui n’est pas vu en odeur de sainteté par les européens en Algérie qui craignent un soulèvement des arabes. Il est seul et isolé lorsqu’il rencontre Isabelle. Il dira d’elle « personne ne comprenait l’Afrique comme elle » et voit en elle un puit de connaissance à exploiter, lui qui manque cruellement de temps.
E – Isabelle l’étoile filante
En octobre 1904, Isabelle s’installe dans l’extrême sud algérien, à Ain Sefra. Depuis quelque temps, elle se consacre à l’écriture d’un roman.
C’est alors qu’une crue subite déferle sur la ville, l’eau s’immisce dans les maisons et alors qu’Isabelle tente de sauver son manuscrit, elle est emprisonnée par les eaux grouillantes et la demeure s’effondre sur elle. Elle meurt noyée à 27 ans.
Pendant six jours, Lyautey fera chercher son corps et le précieux manuscrit pour lequel elle a donné sa vie. Il sera retrouvé dans une pochette maculée de boue mais on y distingue le titre « Dans l’ombre chaude de l’Islam » et c’est un texte empreint de beauté, de spiritualité et de liberté que nous laisse Isabelle.
Aujourd’hui, sa tombe est protégée par les habitants de la ville de Ain Sefra et est visitée régulièrement par ceux dont le cœur est épris d’aventure et de liberté.
Son écriture est sans pareille : elle impulse une envie de vivre et de vivre sans limite, une envie de voyage et de liberté. Isabelle n’a pas son pareil pour insuffler une audace, une soif d’espace et de paysage et une curiosité sans limite.
Je vous laisse avec quelques lignes de sa main, comme une prédiction de ce que sera sa mort tragique à 27 ans, ultime épisode d’une vie qui telle une comète, a traversé le ciel algérien d’une traînée magnifique et glorieuse :
« J’étais couchée sur de longues herbes aquatiques molles et enveloppantes comme des chevelures, une eau fraîche coulait le long de mon corps et je m’abandonnais voluptueusement à la caresse humide. Je m’abandonnais aux visions nombreuses, aux extases lentes. Il y avait là d’immenses étangs glauques sous des dattiers gracieux. La coulaient d’innombrables ruisseaux clairs de toutes parts, des puits grinçaient répandant aux alentours des trésors de vie et de fécondité.
Mon esprit quitta mon corps et s’envola de nouveau vers les jardins enchantés et les grands bassins bleuâtres du paradis des eaux »
– Nouha