Parce que la récolte des mémoires n’est rien sans la transmission de ces dernières, Yasmin nous livre ses souvenirs d’une discussion avec sa grand-mère au sujet de la guerre d’Algérie.
« Pendant la guerre, ma grand-mère, mon grand-père et leurs enfants vivaient sur la même propriété qu’un Français. Mon grand-père et ma grand-mère travaillaient sur sa ferme. Ma grand-mère m’a raconté que comme elle vivait en Kabylie pendant la guerre, il y avait les soldats français qui passaient dans les maisons pour vérifier s’il n’y avait pas de fellaghas qui se cachaient à l’intérieur. Elle m’a parlé du fait qu’elle était choquée par leurs armes, qu’elles étaient immenses et imposantes. Puis, elle m’a dit que quand ils sont passés chez elle pour vérifier s’ils ne cachaient pas de fellaghas, le chien du Français avec qui ils vivaient ne faisait qu’aboyer. Le chien n’arrêtait pas, et un des soldats français a mis une claque à ma grand-mère et lui a hurlé d’aller faire taire le chien tout de suite sinon il allait le fusiller.
Ma grand-mère avait tellement peur qu’il la tue elle aussi avec le chien. Elle m’a dit qu’elle essayait de le faire taire tant bien que mal, qu’elle avait vraiment peur. Heureusement, les soldats ont vite vérifié à l’intérieur s’il n’y avait personne, et ils sont partis juste après donc ni le chien ni ma grand-mère ne se sont fait tirés dessus. Elle m’a dit que quand ce soldat est parti, elle lui a craché dessus après tellement elle avait la haine. Ça m’a tellement marquée, quand elle m’a raconté ça, je voyais dans son regard et dans ses manières que c’était comme si elle revivait la scène, elle était toute stressée, comme si le chien qui ne faisait qu’aboyer était encore là et qu’ils allaient se faire fusiller si elle n’arrivait pas à le faire taire tout de suite.
Aussi, elle m’a raconté que comme chez eux il n’y avait pas de quoi boire ou de quoi manger, et que mon oncle et ma mère étaient encore petits, elle devait aller à un autre endroit (je ne sais plus le nom exact, c’était toujours en Kabylie bien-sûr mais assez loin d’où ils habitaient) pour aller chercher de quoi se nourrir et de quoi boire. Donc, elle avait pris ma mère dans ses bras et courait dans les tranchées pour passer de l’autre côté des fils, elle essayait de ne pas se faire repérer par les soldats français qui rodaient autour car ce n’était pas elle qui avait la carte avec son identité et celle de ses enfants, mais mon grand-père, qui travaillait à la ferme du Français chez qui ils vivaient. Elle m’a dit que quand elle courait pour aller de l’autre côté, elle devait faire vraiment attention. Déjà, pour ne pas se faire attraper, mais aussi parce qu’il y avait des avions qui bombardaient la Kabylie pour essayer de tuer le plus de fellaghas possible. Donc elle essayait d’esquiver la mort, littéralement. Elle m’a dit qu’elle faisait ça vraiment souvent, aller chercher de quoi manger et boire, et qu’elle revenait avec tout ça et les enfants. »
Merci à Yasmin pour la confiance, à Amel pour l’illustration.
A découvrir : les photographies de Halida Boughriet, tirées du projet Mémoire dans l’oubli. Il s’agit d’une série de photographies à travers laquelle l’artiste met en avant ces femmes algériennes qui ont vécu la guerre. La mise en scène rappelle volontairement les poses lascives des oeuvres orientalistes, approche esthétique devenue importante au 19e siècle, et représentait les femmes arabes soit recluses dans leur harem ou foyer, soit esclaves sous leurs voiles. Ici, Halida Boughriet se réapproprie cette démarche pour briser le mythe et rendre hommage aux derniers témoins de la guerre d’Algérie.