Le visage de pierre, de l’écrivain américain William Gardner Smith (1927-1974), est le premier roman écrit sur le massacre du 17 octobre 1961. Il a été traduit en Français à l’occasion des 60 ans des évènements, l’année dernière.
Ce roman raconte l’itinéraire de Simeon Brown, un journaliste afro-américain qui a fui la ségrégation, le racisme, la violence des Blancs envers les Noirs aux Etats-Unis. Face à la violence raciale, il n’imagine plus aucune solution. Il vient donc s’installer à Paris, où les Noirs américains sont bien reçus et peuvent vivre librement. Tout au long du livre, le personnage est tiraillé par des questions existentielles qui se posent à toute personne prenant les routes de l’exil pour fuir l’oppression. Faut-il rester et se battre, ou partir et vivre ailleurs dans la culpabilité d’avoir abandonné les siens ?
Baladés entre des scènes parisiennes et les flash-back à Harlem, nous accompagnons Simeon dans sa nouvelle vie faite d’amour (avec Maria, une jeune juive rescapée de la Shoah), d’amitiés nouvelles mais aussi de changement de statut. Dans le Quartier latin, il vit la bohème noire américaine sur les terrasses de cafés, les comptoirs de clubs de jazz, les restaurants. Désormais vouvoyé par les policiers, Simeon peut déambuler dans les rues le sourire aux yeux et se débarrasser de cet instinct de survie qu’il avait développé aux Etats-Unis.
Cette joyeuse vie d’exil, qu’il essaye de vivre dans l’indifférence, va être chamboulée par une rencontre inattendue. Celle de Hossein et Ahmed, des jeunes algériens qu’il rencontre dans la rue, et qui lui balance: « Ça fait quoi d’être un homme blanc ? ». Au fil des pages, il se lie d’amitié à Ahmed, ce jeune intellectuel algérien engagé au FLN. Ce dernier lui fait découvrir les quartiers Nord de Paris, là où vivent les immigrés: la Goutte-d’Or. Cet endroit, que Simon compare immédiatement à Harlem, le bouleverse et change radicalement son rapport à la France.
“C’était comme à Harlem, pensa Simeon, sauf qu’il y avait moins de flics à Harlem, mais peut-être qu’ils y viendraient un jour. Comme à Harlem et dans tous les ghettos du monde. Les hommes qu’il voyait par la fenêtre du bus avaient la peau plus blanche et les cheveux moins frisés, mais à maints égards ils ressemblaient aux Noirs des États-Unis”
À partir de là, il entre en conflit avec lui-même et sa communauté. Peu à peu, il découvre qu’au pays de la liberté et des droits de l’Homme règne aussi un racisme, d’une autre violence: celui contre les Arabes, notamment les Algériens. Ces derniers, colonisés, sont nombreux à travailler en France, parqués dans les bidonvilles, maintenus dans la pauvreté et dans la violence arbitraire par la France. Tout au long du livre, Simeon nourrit une révolte grandissante face aux scènes de violences policières sur des Algériens systématiquement réduits à une condition inférieure. La même condition d’infériorité qu’il vivait, lui et tous les autres noirs, à Harlem.
Le soir du 17 octobre 1961, Simeon scelle son destin avec ses « frères » algériens.
À la fin du livre, le climat de guerre est de plus en plus pesant, électrique et tendu. Cette atmosphère s’achève sur une scène dramatique lors de la terrible nuit du 17 octobre 1961.
“Tandis que les ‘sections de combat’ chargeaient, des rangées de policiers armés de matraques et de mitraillettes bloquaient chaque rue et interdisaient toute fuite. Les charges de la police isolaient de petites poches d’Algériens ; chacune de ces poches était ensuite entourée par des flics qui tabassaient méthodiquement hommes, femmes et enfants. Simeon vit des vieillards matraqués après qu’ils furent tombés à terre, parfois par cinq ou six policiers en même temps ; il vit des corps sans vie qu’on continuait de frapper, encore et encore. Lors de scènes d’un sadisme inouï, Simeon vit des femmes enceintes matraquées au ventre, des nouveau-nés arrachés à leur mère et projetés au sol à toute volée. Le long de la Seine, les policiers soulevèrent des Algériens inconscients et les lancèrent dans le fleuve.”
Face à la violence de la scène, Simeon s’interpose entre les policiers et les manifestants et est embarqué et jeté dans un stade avec les autres algériens. Cette nuit-là, Simeon scelle son destin avec les algériens qu’ils le reconnaissent désormais comme un frère.
Le Visage de pierre est un livre passionnant et puissant qui décrit l’atmosphère à la fois tragique et festive qui régnait dans la France coloniale.
Le 17 octobre 1961, en tant que tel, n’ y occupe pas une place centrale dans le livre. L’auteur inscrit ce massacre dans un contexte social plus large. Celui de Paris en pleine guerre d’Algérie, imprégné de violences policières, des contrôles au faciès interminables et de passages à tabac d’algériens. Plus largement, le visage de pierre est une allégorie de l’homme qui possède les pleins pouvoirs, qui domine, exploite et violente. C’est un visage que l’on retrouve partout, tout le temps, dans n’importe quel pays du monde. Face à lui, il y a ceux qui décident de l’affronter et de le combattre et ceux qui décident de rester aveugles pour vivre dans l’indifférence.
Par Manel