Le portrait : Louisette Ighilahriz, alias Lila

La construction d’un engagement politique en faveur de la lutte de libération algérienne : le portrait de Louisette Ighilahriz, alias Lila. Par Baya. 

Photo de la première de couverture du livre “Algérienne”

Louisette Ighilahriz, née le 22 août 1936 à Oujda, est le quatrième enfant d’une fratrie de 10. En 1948, sa famille rentre en Algérie pour s’installer d’abord à la Casbah, avant de finalement poser bagage à El Biar, dans les hauteurs d’Alger. Là bas, ils acquièrent une boulangerie qui deviendra très vite, dès 1955, un point stratégique du réseau de résistance algérien. Elle sera un lieu d’accueil de nombreux agents de liaison du FLN, mais aussi une cache pour des documents et des armes. «Nous cachions des armes à l’intérieur du pain, juste après la cuisson nous les fendions pour y fourrer des tracts et des armes » (1). 

Voici donc dressée, l’esquisse de cette famille politisée, dont l’engagement dans la lutte de libération plantait le décor du récit de la jeune Louisette. C’est ainsi que dès 14-15 ans, elle et ses sœurs commençaient déjà à transporter des tracts, des médicaments et parfois même des armes. Ensuite, elle se rendra vite compte que dans un système coloniale, elle et ses semblables ne seront à jamais considérés que comme des “enfants de raton” (2) (3). Étudiante en psychologie, Louisette Ighilahriz poursuit son engagement à l’université. Elle va notamment prendre part à la grève générale des étudiant.es du 19 mai 1956.

A 20 ans, à l’aube de la bataille d’Alger, Louisette Ighilahriz rejoint les rangs du Front de libération nationale (FLN) de la Zone autonome d’Alger. Elle devient dans un premier temps, membre du réseau d’information/renseignements et celui des « porteurs de valises » (4)(5).

En été 1957, alors que son groupe (dans lequel se trouvait aussi sa sœur Malika) se fait arrêter, elle, y échappe de peu. Cependant, suite à une dénonciation, la couverture de la “Louisette d’El Biar” devient compromise (6), ce qui la pousse à rejoindre le maquis. Elle quitte donc Alger pour rejoindre, sous le nom de Lila, une unité combattante de l’Armée de Libération Nationale (ALN) dans la zone 2 de la Wilaya IV (Algérois) (7). Elle sera la seule femme de l’unité. Elle raconte dans son livre, Algérienne, les difficultés qu’elle a rencontrées pour se faire une place dans ce milieu qui, comme toutes les sociétés de l’époque et d’aujourd’hui, est traversé par des dynamiques profondément patriarcales. 

Embuscade de septembre 1957, début de la descente aux enfers

Le 28 septembre 1957, à quelque 30 km d’Alger, près de Chebli dans la Mitidja, la troupe menée par le chef de réseau Saïd Bakel est prise en embuscade par les des militaires du troisième régiment parachutiste étranger (REP). Alors que les autres moudjahidines se font violemment tuer, Louisette Ighilahriz sera capturée vivante, mais grièvement blessée, criblée de balles sur le flanc droit. Elle raconte au micro de Place Audin que, semblant reconnaître “Louisette d’El Biar”, un parachutiste entreprend de ramener, pour la reconnaître, sa mère, Tissira Tassadit, et sa sœur de 14 ans, Ouardia. Celles-ci étaient déjà en train de subir la torture dans un Café maure de la Casbah. Sa mère, consciente des pratiques de l’armée française, comprend vite la situation et affirme ne pas reconnaitre cette femme. Ouardia, en revanche, accourt vers sa sœur en criant son nom. Suite à cela, la combattante algérienne sera transférée à l’hôpital Mustapha où elle y sera soignée avant d’être amenée au Paradou, à Hydra, siège de la 10e division parachutiste, commandée par le général Massu. C’est le début de la descente aux enfers.

Du silence de la torture à la torture du silence

Les massacres, les violences, la torture, les viols ne sont en rien des épiphénomènes ou de simples “bavures”. Au contraire, ils constituent l’élément central d’une stratégie coloniale de terreur, destinée à obtenir la soumission des combattant.es et des civils algérien.nes. Henri Alleg caractérisait d’ailleurs la torture, non comme un excès, mais comme « fille de la colonisation ». Les mémoires algériennes resteront ainsi hantées par les horreurs de la guerre d’indépendance, et porteront longtemps le poids du mutisme. Pour les femmes, ce poids est d’autant plus lourd que la question du viol reste un grand tabou qui, une fois brisé, confronte les femmes à de nouvelles violences. Mettre des mots sur ces atrocités requiert d’aller chercher du courage au fond des abîmes. C’est ce qu’à fait Louisette Ighilahriz dans les colonnes du Monde le 20 juin 2000 (8), puis le 29 juin, dans celles de l’Humanité (9). Le 16 septembre, à la Fête de l’Humanité, elle témoigne pour la première fois en public. Elle raconte comment, du 28 septembre au 26 décembre 1957, elle se faisait torturer et violer «presque tous les jours» par le colonel Graziani, qui «agissait sous les ordres du général Massu et du colonel Bigeard». Les douleurs insupportables, les conditions déplorables dans lesquels elle se trouvait, sans soins, ni hygiène, l’ont même poussé au suicide.

Ces révélations lourdes sur la torture et les viols subis ont permis de briser ce tabou et relancer le débat sur les atroces pratiques de l’armée française en Algérie. Ce témoignage est un miroir tendu à d’autres souffrances, celles de milliers de femmes et d’hommes, et qui a permis de lever une part de cette chape de plomb qui pesait sur elles et eux depuis des décennies. 

Une du Monde, 20 juin 2000

« J’étais allongée nue, toujours nue. (…) Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes dans le couloir, je me mettais à trembler. Ensuite, le temps devenait interminable. (…) Le plus dur, c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après, on se détache mentalement. C’est un peu comme si le corps se mettait à flotter. »

« Mon urine s’infiltrait sous la bâche du lit de camp, mes excréments se mélangeaient à mes menstrues jusqu’à former une croûte puante.»

Le 22 juin 2000, soit deux jours après son premier témoignage, dans le même journal, lorsque le général Bigeard qualifie les accusations de Louisette Ighilahriz de « tissu de mensonges », le général Massu, lui, avoue que le récit rend compte d’une réalité qui « faisait partie d’une certaine ambiance à Alger » (10), chose dont il exprime le regret aujourd’hui. Le 23 novembre, c’est le général Paul Aussaresses, qui est passé aux confessions (11). Il reconnait publiquement des crimes commis sur ordre, ou avec l’aval, du pouvoir politique de l’époque et raconte comment il avait eu recours à la torture et procédé à de nombreuse exécutions sommaires pendant la bataille d’Alger, le tout «sans regrets ni remords».

L’appel des douze

L’Appel des douze, paru dans l’Humanité le 31 octobre 2000 sous le titre de “Guerre d’Algérie, devoir de mémoire : Douze témoins lancent un appel pour que la France condamne la torture”,  est un appel reclamant à Jacques Chirac et à Lionel Jospin, respectivement président de la République et Premier ministre, de reconnaitre et condamner la torture et les exactions commises, pratiquées par la France en Algérie. L’appel à été signé par ces douze personnalités, six femmes, six hommes, tou.tes, à l’époque, à l’avant-garde des luttes contre les pratiques de l’armée française : 

Henri Alleg, millitant communiste, auteur d’un livre sur la torture, “La Question
Germaine Tillion, ethnologue
Josette Audin, Militante anticolonialiste et compagne de Maurice Audin, assassiné en juin 1957 par ses tortionnaires 
Simone de Bollardière, milittante opposée à la torture 
Gisèle Halimi et Nicole Dreyfus, avocates
Alban Liechti, rappelé, insoumis
Noël Favrelière, déserteur 
Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet, historien.ne 
Jean-Pierre Vernant, figure de la Résistance 
Laurent Schwartz, mathématicien, président du comité Audin à cette époque 

“Alors que j’étais au bord de l’épuisement, anéantie par mes efforts pour ne pas parler, et par ce balancement de tête incessant, un inconnu a fait irruption dans ma cellule…”(12). Cet inconnu auquel Louisette Ighilahriz fait référence, est un certain commandant Richaud. Ce médecin militaire de la 10e DP ordonna dans un premier temps son transfert à l’hôpital Maillot de Bab el Oued, puis, sur demande de Louisette Ighilahriz, en prison. Présentée devant la cour d’Assise en décembre 1957 sur un brancard, elle sera transférée à la prison civile de Barberousse. De là, elle a été emmenée à la prison d’El Harrach où elle passera trois mois avant d’être transférée en France. Ce sera le début d’un long cycle d’incarcération dans pas moins de sept prisons: Baumettes à Marseille, Roquette, puis Amiens (où elle a mené une grève de la faim), Fresnes (où elle a attrapé une péritonite), Bordeaux, Toulouse et Pau où elle rencontrera d’autres militantes (13). Elle sera finalement, en hiver 1961, placée en résidence surveillée en Corse. Le 16 février 1962, avec l’aide de militant.es communistes français.es, elle s’évade pour rejoindre l’Algérie.

La double peine des femmes pendant la guerre

Le témoignage de Louisette Ighilahriz au sujet de la torture rejoint celui d’autres récits évoquant les sévices subis par d’autres militant.es algerien.nes. On peut citer La Question (1958) d’Henri Alleg, le livre de  Georges Arnaud et Jacques Vergès Pour Djamila Bouhired (1957), ou encore Djamila Boupacha (1962) de Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir. Cependant, ce n’est qu’à travers le témoignage de Louisette Ighilahriz, que le sujet du viol, à proprement parlé, à été pour la première fois évoqué par une femme algérienne.

Gisèle Halimi fut l’une des première à souligner son caractère systémique : « neuf femmes sur dix étaient violées lorsqu’elles étaient soumises à un interrogatoire »,  «Tomber aux mains des forces de sécurité françaises était pour les militantes indépendantistes une tragédie» expliquait-elle, «car elles cumulaient le fait d’être femmes au fait d’être des terroristes”. »

Le viol a longtemps été utilisé comme arme de guerre. Bien qu’elle ne soit pas spécifique à la guerre d’indépendance algérienne, en Algérie elle a particulièrement été nourrie par les germes d’un discours raciste sur les “indigènes”, fantasmant non seulement le corps des femmes algériennes mais aussi une hyper-virilité des hommes algériens. Pour l’Etat colonisateur, les femmes algériennes ne sont donc que d’éternelles victimes silencieuses. Ainsi, Louisette Ighilahriz avec son témoignage, est venue ouvrir une brèche et frayer un chemin pour toutes les victimes réduites au silence. 

Les recherches sur la question des viols, agressions et tortures sexuelles commises de manière quasi systématique par l’armée française demeurent un angle mort. D’ailleurs, dans son rapport officiel remis au Président de la République le 20 janvier 2021 “les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie”, Benjamin Stora n’évoque le sujet du viol commis par l’armée française qu’une fois, au détour d’une phrase.  

Les femmes qui se sont engagées dans la lutte face au régime colonial, ont rompu avec  les schémas qu’on se faisait d’elles, aussi bien chez la puissance coloniale qu’au sein de la société algérienne. Les combattantes algériennes, portent non seulement le poids du silence des atrocités qu’elles ont subies mais vont aussi faire face à une marginalisation de leur rôle au sein de la lutte pour l’indépendance. C’est ce que soulignera Louisette Ighilahriz dans son livre «Quant aux moudjahidate qui avaient risqué leur peau pour une noble cause, elles étaient pratiquement toutes marginalisées» (14). 

Les militantes indépendantistes essuient des attaques venant de leur propre camp, à l’image de ce qu’il s’est passé en marge de la présentation du film documentaire, Fidaiyett, consacré aux combattantes de la guerre d’indépendance. Yacef Saadi,ancien chef militaire de la zone autonome d’Alger alors âgé de 83 ans, s’en est pris à ces «femmes qui prétendent avoir pris part à la guerre” et qui excellent dans l’art de faire de la comédie» (15). Il a notamment lancé une attaque contre Louisette Ighilahriz, la sommant de montrer les «traces de balles sur son corps», pour prouver la véracité de son récit. La combattante algérienne, depuis la parution de son témoignage, se trouve confrontée à un nouveau combat, celui de la remise en cause systématique de la parole des femmes. 

Leur rôle pendant la guerre était traditionnellement associé à celui d’épouse et de mère, ou encore à celui du “soin”, c’est-à-dire celui d’abriter et de s’occuper des moudjahidines, laver leur linge, cuisiner… En revanche, leur engagement en faveur de la lutte armée demeure fortement marginalisé par rapport à celui des hommes.  Pourtant, les femmes ont investi des secteurs qui étaient réservés de manière trop exclusive aux hommes: la politique et la guerre. Mais très peu de recherches sont venues étoffer ce prisme, pour connaître le rapport réel des femmes à la politique et à la lutte.

Pour Louisette la lutte des femmes était centrale, lutte qu’elle poursuit encore aujourd’hui: «Pour la plupart, nous avions fait nos preuves pendant la révolution et il n’était pas question de laisser la gent masculine être seule détentrice de l’Algérie indépendante. Il ne fallait pas perdre nos acquis si chèrement obtenus» (16).

Un engagement qui ne meurt jamais : de la décennie noire au Hirak

« On rêvait à un paradis terrestre (rire). Vraiment, je ne me suis jamais imaginée, moi et mes compagnons – ceux qui sont morts lors de mon arrestation – que l’Algérie indépendante allait connaître tant de problèmes. Je rêvais d’une autre Algérie, pas celle que veut Mahfoud Nahnah (islamiste). Non, on n’a pas combattu pour une Algérie intégriste. Il n’en était pas question. On savait que ce serait difficile à construire» (17).

A moins de sept mois de l’élection présidentielle de 2019 Louisette Ighilahriz démissionne de la Chambre haute du Parlement et annonce son opposition à un cinquième mandat du président sortant Bouteflika (18).

 

Manifestation du Hirak, Alger, 6 septembre 2019. © Sabri Benalycherif

Pendant le Hirak, Louisette battait le pavé, tous les vendredis, pour réclamer la libération des détenus d’opinion et la fin du système. Elle n’a raté aucune des journées de mobilisation. Elle espère que les mouvements de mobilisation sauront insuffler un vent nouveau de transformation sociale, pour tendre vers ce pourquoi elle s’est battue pour l’indépendance du pays. « J’espère vivre assez longtemps pour savourer, ne serait-ce qu’un instant, la véritable indépendance du pays », a-t-elle indiqué dans une vidéo adressée au chef de l’État.

« J’ai l’impression de retrouver mes vingt ans. Je suis fière de marcher aux côtés de cette jeunesse. Ce qui se passe aujourd’hui est magnifique, c’est la révolution du sourire ! » (19).

– Baya



Références : 

(1) Louisette Ighilahriz, Anne Nivat, Algérienne, Fayard, Juin 2001, pages 51-52.

(2) Florence Beauge, La Question d’une femme, Le monde, 15 juin 2001

(3) Terme utilisé pendant la période coloniale pour désigner les “Arabes”,”Nord Africains”. C’est de ce terme que découle la notion de “ratonnade”, expéditions brutales organisées initialement contre les maghrébin.es.

(4) Entretien avec Place Audin, 4 Juin 2022

(5) Jeune Afrique,Louisette Ighilahriz, 21 février 2020

(6) Entretien avec Place Audin, 4 Juin 2022

(7) Hassane Zerrouky, Lila réclame le jugement de ses tortionnaires, L’Humanité, 29 Juin 2000

(8) Florence Beaugé, Torturée par l’armée française en Algérie, « Lila » recherche l’homme qui l’a sauvée, Le Monde, 20 juin 2000

(9) Hassane Zerrouky, Lila réclame le jugement de ses tortionnaires, L’Humanité, 29 Juin 2000

(10) Florence Beauge, Le général Massu exprime ses regrets pour la torture en Algérie, 22 juin 2000

(11) Le 23 novembre 2000, plateau du journal télévisé, France 2

(12) Louisette Ighilahriz, Anne Nivat, Algérienne, Fayard, Juin 2001, page 117.

(13) Louisette Ighilahriz, Anne Nivat, Algérienne, Fayard, Juin 2001, page 155.

(14) Louisette Ighilahriz, Anne Nivat, Algérienne, Fayard, Juin 2001, page 226.

(15) Amir Akef,Une combattante de la guerre d’Algérie victime de propos “ignominieux”, Le Monde, 2011

(16)  Louisette Ighilahriz, Anne Nivat, Algérienne, Fayard, Juin 2001, page 281.

(17)  Hassane Zerrouky, Lila réclame le jugement de ses tortionnaires, L’Humanité, 29 Juin 2000

(18) Alain Chémali, Algérie : la sénatrice Louisette Ighilahriz contre un 5ème mandat de Bouteflika, France Info, 22 octobre 2018.

(19) Rania Hamdi, Louisette Ighilahriz, de la guerre d’indépendance algérienne aux manifestations du Hirak, Jeune Afrique, 21 février 2020 .

 

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