La jeunesse dans la colonisation : Mohamed Baalache

Publié le 8 mars 2020

Mohamed est né en 1942. Il a 78 ans aujourd’hui, il en avait douze quand est survenue la guerre pour l’indépendance. Son témoignage est donc celui d’un enfant pendant la colonisation, d’un adolescent pendant la guerre, d’un jeune adulte lors de la proclamation de l’indépendance.

La colonisation, l’insouciance

« Il n’y avait pas de différences… à deux, trois choses près »

C’est quoi, être enfant Algérien pendant la colonisation? Comment ressentait-on la domination coloniale? Est-ce qu’on en avait conscience ? Voilà les questions que je me posais avant d’échanger avec Mohamed. Il me confie que son enfance était banale, qu’il n’y avait pas de différences avec les Français, « enfin…à deux, trois choses près ».

« J’allais à l’école, on n’avait pas de problème, on était que des enfants. J’étais scolarisé avec les Européens et il n’y avait pas de différence avec nous, mis à part le fait que nous étions considérés comme indigènes, donc que nous n’avions pas la possibilité de continuer nos études après l’obtention du certificat d’études ».

Ce « à deux, trois choses près » interpelle, car il révèle en vérité une différence de traitement majeure, qui me rappelle le témoignage de Boualem. Ce dernier m’avait en effet parlé d’une sorte de plafond de verre, en disant que la France voulait former le « futur prolétariat » en empêchant ceux qu’elle considérait comme « indigènes » d’étudier sur son sol – ce témoignage arrivera sous peu.

L’indigénat. 

Illustration par Kenza B.

« Les indigènes », c’est le nom qui était donné aux Algériens pendant la colonisation, par le gouvernement français. Comprendre le statut d’indigène, c’est quelque part mieux comprendre la colonisation et les ambitions dites « civilisatrices ».

Mis en place le 28 juin 1881 en Algérie et étendu en 1887 à l’ensemble des colonies françaises, le Code de l’Indigénat soumettait les « indigènes » à des règles différentes de celles des citoyens français. Les Algériens musulmans se voyaient ainsi appliquer des peines spéciales. Par exemple, le droit de vote leur était en général refusé, ou accordé de manière très restrictive. La police et l’administration pouvaient également les emprisonner ou leur infliger des amendes sans jugement. Des journées de travail non rémunéré pouvaient être imposées pour contribuer à l’entretien des routes et des travaux publics.

La citoyenneté française n’était que rarement accordée aux indigènes. Ferhat Abbas, premier président du Gouvernement provisoire de la République algérienne, et ancien chef nationaliste algérien, disait ainsi en ce sens : « Quand un Algérien se disait Arabe, les juristes français lui répondaient : non, tu es Français. Quand il réclamait les droits des Français, les mêmes juristes lui répondaient : non, tu es Arabe ! ».

Ce n’est qu’en 1946 que le Code de l’Indigénat prit fin. Par sa mise en place, la France a donc instauré des discriminations structurelles, révélatrices de la conception que la puissance coloniale avait des populations déjà présentes sur le territoire nouvellement conquis, et légalisé leur exclusion et leur assujettissement. Ainsi, Mohamed m’apprend par son témoignage que c’est ce statut d’indigène qui l’empêchait de continuer ses études.

L’adolescence dans la guerre

Mohamed m’explique que s’il ne voyait pas de différence de traitement lors de son enfance, il a commencé à remarquer un changement seulement lors de son adolescence, c’est la fin de l’insouciance de son enfance. « Vers l’âge de 16 ans, je commençais à remarquer les militaires français sillonner les villes, contrôler les gens. » On est en 1958, Mohamed évoque une « guerre atroce », il insiste sur la peur des interrogatoires menés par les autorités, qui menaient souvent à « de la torture et à des morts ». En tant qu’adolescent, comme d’autres jeunes de son âge, il raconte qu’il devait faire face à « des contrôles fréquents ». Les soldats français se méfiaient  des jeunes hommes et n’hésitaient pas à « établir des contrôles envers les Algériens suspects, qui auraient des liens directs ou indirects avec les hors la loi – à savoir la résistance ». La peur du contrôle régnait car cela« pouvait aller de simples interrogations, jusqu’à la torture. »

A côté de la patrouille française, Mohamed me décrit également « la présence et la surveillance de nombreux harkis, exécutés ensuite par les moudjahidines ». « Les Algériens qui étaient du côté des Français étaient méchants et portaient des armes contre leurs frères au djebel – maquis.».

Le début d’une vie d’adulte, celle de l’indépendance 

L’indépendance, c’est le début d’une vie nouvelle, c’est la victoire de l’exercice du droit à l’autodétermination du peuple Algérien, une nouvelle ère, la fin de plus d’un siècle de colonisation française. « Les gens étaient heureux » lors de l’indépendance, ils « chantaient, se promenaient avec le drapeau Algérien, ils étaient contents ». Mais Mohamed m’explique très vite que bien que l’indépendance a amené un sentiment de joie, tous ont été marqués par le combat qui y a mené, et nombreux sont ceux qui ont perdu « leurs pères, tués en tant que moudjahidine – combattants ».

Deux ans après l’indépendance, à l’age de 22 ans, Mohamed commence à travailler à la Poste, où il restera jusqu’à ses 60 ans.

Explication du dessin et ressenti de Kenza, 20 ans

« Pour moi, quand tu m’as expliqué l’indigénat, c’est comme si les Français avaient stigmatisé les Algériens en leur enlevant tout avenir dès leur enfance, dès leur naissance. Du coup, je me suis dit que le lieu symbolique de l’égalité entre nous tous serait la maternité: on n’a encore rien fait de notre vie. J’ai décidé de colorier uniquement le bébé Algérien pour faire référence d’abord à l’appellation « homme de couleur » mais aussi pour bien le faire ressortir et accentuer sa stigmatisation. Puis il y a le fait que tous les autres bébés dorment paisiblement, mais lui a déjà l’air soucieux et c’est le seul qui regarde en face. Ça rappelle aussi le fait que tout le monde voyait ce qu’il se passait, mais fermait les yeux face à ces injustices. »

Merci à Dahmane pour la mise en contact avec son père, à Kenza pour l’illustration, à Camille pour la relecture