“Deira” : Hymne à la Palestine sur des accords de Chaâbi Algérien

Publié le 17 mars 2024

Il y a deux semaines, l’artiste Saint Levant a dévoilé le premier titre de son album à paraître en avril prochain, “Deira”. Une ôde à la Palestine, son pays de naissance, mais également un hommage à ses racines algériennes. Dans un clip poignant et en featuring avec MC Abdul, jeune rappeur gazaoui de 15 ans, les deux artistes mettent en avant la force du peuple palestinien. C’est la recommandation de la semaine de Récits d’Algérie, par Baya et Farah. 

“Al Deira”, un titre évocateur

En arabe palestinien, “Al Deira” veut dire “la vieille ville”. C’est également le nom qu’avait donné Rachid Abdelhamid, architecte, à l’hôtel construit il y a 24 ans à Al-Rimal, quartier en bord de mer situé dans le nord de Gaza. Élevé sur un seul étage, fait de briques de terre et dessiné dans un style traditionnel charmant, l’hôtel Al Deira est caractérisé par ses plafonds voûtés, sa structure en dôme et ses arches gracieuses. A l’intérieur, les salles sont spacieuses et la majorité donnent sur l’extérieur, toutes dotées d’une décoration authentique et chaleureuse. Le tout faisant de Al Deira une merveille venue surplomber les eaux bleues de la Méditerranée. 

Photo de l'hôtel Al Deira. Façade de couleur brique

Photo de l’hôtel Al Deira, postée le 10 juin 2023 sur la page Facebook de l’hôtel.

Ce n’est alors pas un hasard si, en 2009, le magazine américain Time décrivait l’hôtel Al Deira comme un diamant brut de la bande de Gaza. Un réel joyau qui vient contraster complètement avec le reste de la ville, sous blocus israélien dès 2007 et dont le paysage urbain est dévasté par les conséquences de l’occupation coloniale. C’est ce que retranscrivait parfaitement Tim McGirk, ancien correspondant de guerre du magazine Time  :

Al Deira” serait un hôtel chic n’importe où. Mais une partie de son attrait réside dans son contraste avec le reste de Gaza, qui a été ravagé par trois années de blocus économique, une guerre fratricide entre Palestiniens et, il y a sept mois, un assaut isréelien aérien, terrestre et maritime de grande envergure qui a duré 22 jours. Après avoir traversé le paysage urbain dévasté de Gaza, vous arrivez à l’hôtel tel un vagabond du désert plongeant la tête dans les eaux d’une oasis. Avec ses ombres fraîches et sa cour intérieure emprisonnant des flaques de lumière, l’Al Deira possède une élégance ottomane. Vous êtes conduit à votre chambre le long de couloirs où un filet d’encens au bois de santal joue dans la légère brise marine. Les 22 chambres sont une révélation : de hauts plafonds en forme de dôme avec vue sur la plage en contrebas, où les enfants de Gaza jouent dans les vagues. Il convient de rappeler que les petits savons et shampoings, que nous tenons pour acquis dans la plupart des chambres d’hôtel, doivent être importés clandestinement d’Egypte car, étonnamment, ils figurent sur la longue liste d’articles interdits en Israël. Il en va de même pour les vitres, qui sont plus difficiles à transporter dans un tunnel. Ne soyez donc pas surpris si vous ouvrez les rideaux et trouvez la fenêtre étoilée par un impact de balle.”

Tristement, en 2024, il n’en est plus rien de l’hôtel Al Deira. En janvier 2024, et alors que la Cour internationale de justice (CIJ), plus haute juridiction de l’ONU, a reconu un “risque réel et imminent” de génocide sur le peuple palestinien de Gaza et ordonné à Israël de “prévenir et punir toute incitation au génocide”, le patrimoine culturel de Gaza est réduit en miettes par les bombardements du régime israélien. Sites historiques, centres culturels, marchés anciens, églises et mosquées emblématiques, vieux musées, maisons ancestrales, bâtiments modernes, tous ont été détruits ou au mieux endommagés par les bombardements israéliens. Au 14 février 2024, on ne comptait pas moins de 200 sites culturels et historiques qui ont été partiellement ou totalement détruits, sur les 325 recensés à Gaza. L’hôtel Al Deira n’y a pas échappé. 

Des habitants palestiniens devant l'hôtel Al-Deira, endommagé par des bombardements israéliens, le 6 janvier 2024. (AFP)

Destruction de l’hôtel Al-Deira à la suite de frappes du régime israélien, janvier 2024 (AFP)

Ce risque génocidaire n’est alors pas seulement caractérisé par la tuerie en masse de civils palestiniens (40 042 morts au 14 mars 2023. Source : Euro-Med Human Rights Monitor), mais aussi par la destruction du patrimoine de Gaza, jusqu’aux infrastructures civiles les plus banales, les hôpitaux, les écoles, mais aussi les hôtels. Ces démolitions sans précédent semblent démontrer une réelle volonté de génocide par destruction du groupe social ; le régime israélien ne se contente pas de déplacer(1), affamer(2), torturer(3), exécuter(4), tuer sans distinction les Palestiniens de Gaza, mais fait également en sorte que plus aucune structure ne puisse permettre aux Palestiniens d’exister en tant que société. 

 

Cette intention de rendre impossible la vie à Gaza aurait alors comme conséquence l’irréparable effacement de la mémoire palestinienne(5). Fort heureusement, la mémoire traverse le temps et les générations et trouve des moyens d’expression protéiformes pour perdurer, dont l’art en est sans doute le plus ancien. 

Saint Levant, l’artiste marqué par l’exil

D’origine palestinienne et algérienne, l’artiste Saint Levant est né le 6 octobre 2000 à Jérusalem. De son vrai nom Marwan Abdelhamid, c’est en hommage à l’hôtel de son père Rachid Abdelhamid, architecte de l’hôtel Al Deira, qu’il attribue ce titre éponyme à sa nouvelle sortie musicale. En collaboration avec MC Abdul, Saint Levant se sert alors de la musique afin de célébrer la force palestinienne et ce patrimoine, mais aussi cette histoire que la colonisation souhaite si cruellement effacer.

Le clip plante très vite  le décor avec ces paroles accompagnées d’une mélodie au oud:

“Sous chaque rocher et l’ombre de chaque arbre, je vois les souvenirs de mes grands-parents. Alors à chaque fois que vous me demanderez qui je suis, je vous parlerai de leur force. Et de la façon dont leurs petits-enfants sont restés صامدين (samidine)” 

(Le mot “samidine”, n’a pas d’équivalent en langue française, mais on pourrait le traduire par résistants/inébranlables).“ 

À travers l’utilisation de paroles poignantes, et le maniement habile de l’arabe et de l’anglais, Saint Levant et MC Abdul célèbrent la vie quotidienne en Palestine, des plaisirs simples aux luttes quotidiennes. 

Les premières notes posées sur un rythme goubahi , nous plongent immédiatement dans le répertoire chaâbi algérien et témoignent des inspirations hétéroclites de Saint Levant. L’artiste a fait le choix d’une instrumentale directement inspirée de la chanson Bahdja baida ma t’houl (Alger la blanche ne perdra jamais de son éclat), de l’artiste algérien Dahmane El Harrachi, enregistrée en 1956, en pleine guerre d’indépendance algérienne. Comme Dahmane El Harrachi avant lui, Saint Levant chante les tourments de l’exil et la passion pour sa terre natale. Il utilise la musique comme un moyen de connexion et transmission avec son public, mêlant traditions anciennes et réalités contemporaines. Par ailleurs, le choix du chaâbi comme toile de fond pour “Deira” n’est pas anodin. Il symbolise l’affranchissement et la résilience, rappelant son utilisation historique comme outil de lutte contre l’occupation coloniale.

En featuring avec MC Abdul, Saint Levant vient également faire de ce titre un morceau intergénérationnel, tout comme l’est la lutte pour la liberté du peuple palestinien. Devenu célèbre avec son single devenu viral, “Palestine”, Abdul est âgé de seulement 15 ans et est bluffant tant il sait manier l’art du phrasé. Ses textes, qu’il écrit en anglais et aux paroles percutantes, plongent l’auditeur dans les défis quotidiens et les souffrances humaines de la vie sous occupation coloniale. Le média Yung écrivait : MC Abdul se considère “comme une voix pour son peuple, un vecteur de sa douleur et de ses aspirations collectives”. Et à Abdul de compléter : “Je vais améliorer mon écriture et continuer à parler des problèmes sociaux, des combats et de la douleur que mon peuple et moi subissons.”

“The spirit of Palestine is the motivation for not only my music but everything I do” – Abdul 

Alors qu’il avait récemment déménagé aux États-Unis afin de poursuivre ses aspirations musicales et ”faire résonner les réalités des habitants de Gaza à travers le monde”, MC Abdul a publié, la veille de la sortie du clip de Deira, une vidéo dans laquelle il s’adressait à ses fans et abonnés afin de les remercier de leur soutien et leur donner des nouvelles de sa famille à Gaza.

“Le 6 janvier a eu lieu un énorme massacre à Gaza, dans lequel j’ai perdu 81 membres de ma famille, dont ma grand-mère, de nombreux cousins avec lesquels j’ai grandi, des tantes, des oncles, des grands-oncles…”

Alors que Gaza subit un génocide sous le regard du monde, “Deira” n’est pas seulement une chanson. Dans l’ombre d’un un nettoyage ethnique organisé par Israël à Gaza, malgré le soulèvement de plusieurs millions de manifestants et à cause de l’indifférence totale des grandes puissances occidentales, “Deira” résonne comme un hymne à la liberté et à la force palestinienne. C’est un témoignage vibrant de la force du peuple palestinien et de sa capacité à surmonter l’adversité, et ce à travers les générations, qui se dévouent à porter ces récits au-delà de Gaza. Portée par la fusion harmonieuse de cultures et d’influences musicales palestinienne et algérienne, cette collaboration continue de transmettre l’espoir et la détermination à travers leur musique, perpétuant ainsi un héritage de courage et de dignité.

– Par Farah et Baya

Sources : 

(1) Médecins du Monde, “Déclaration conjointe contre le déplacement massif forcé des Palestiniens à Gaza”, 20 février 2024 

(2)  Nations Unies, “Des experts de l’ONU condamnent le “massacre de la farine “ et exhortent Israël à mettre fin à la campagne de famine à Gaza”, 5 mars 2024 : “Israël affame intentionnellement le peuple palestinien à Gaza depuis le 8 octobre. Désormais, il cible les civils en quête d’aide humanitaire et de convois humanitaires”, ont déclaré les experts de l’ONU après le “Massacre de la farine”, nom donné au massacre du 29 février 2024 commis par l’armée israélienne, qui a tué 112 civils palestiniens du nord de Gaza, dépendants de l’aide humanitaire, qui s’étaient rassemblés à un point de ravitaillement afin de collecter de la farine. ; BBC News, “Mon fils Ali est mort de faim devant le monde entier” : le désespoir des familles face au manque de nourriture à Gaza”, David Gritten, 13 mars 2024 ; Le Monde, “Dans la bande de Gaza, Israël assume sa stratégie de la faim”, Louis Imbert, 15 mars 2024.

(3) L’Obs, “En Israël, des ONG dénoncent les “abus systématiques” contre les Palestiniens en prison”, 16 mars 2024

(4) ds Middle East Eye, “Israel-Palestine war : Israeli forces kill two Palestinian children in Jenin refugee camp”, 29 novembre 2023

(5) Le Monde, “Dans la bande de Gaza, les bombes israéliennes détruisent le patrimoine et effacent la mémoire”, Clothilde Mraffko et Samuel Forey, 14 février 2024