Les mémoires d’Elaine Mokhtefi intitulées Alger capitale de la révolution : de Fanon aux Black Panthers, publiées en 2019 aux éditions La Fabrique, et auparavant en 2018 aux éditions Verso Books pour une version anglaise, représentent une porte d’entrée intéressante à l’histoire de l’Algérie au lendemain de l’indépendance.
On peut y suivre Elaine Klein, jeune militante américaine épouser la cause algérienne : des États-Unis à Paris, de Paris à New York au siège des Nations Unies avec la délégation du FLN, de New York à Accra avec Frantz Fanon pour le congrès de l’Assemblée mondiale de la jeunesse ; enfin, à Alger quelques semaines après l’indépendance, pour y rester près de 12 ans. Elaine Klein est alors journaliste, interprète et organisatrice bilingue, des talents qui lui permettent de se rendre indispensable et ainsi de se retrouver au cœur des événements les plus marquants de cette décennie en Algérie, de se retrouver au plus près de ses principaux acteurs. Elle côtoie ainsi Fanon, Ben Bella, Castro, les Black Panthers… À travers son riche témoignage, elle dessine une période très peu abordée dans l’histoire de l’Algérie. Elle balaye par sa plume un paysage révolutionnaire riche et varié, marqué par une exaltation et une euphorie particulièrement marquantes. C’est par son histoire que l’on découvre une capitale en effusion. De longs apartés sont réalisés afin de définir les acteurs, comprendre leur passé, et ainsi mieux les inscrire dans la vie de l’autrice. Par conséquent, elle exploite dans le champ littéraire sa position d’interprète, et se fait l’interprète d’une histoire à la fois politique, culturelle, sociale, mais surtout transnationale.
1. Le témoignage d’une capitale en pleine euphorie tiers-mondiste
Elaine Mokhtefi dans son ouvrage peint alors une capitale en pleine ébullition et rapporte des propos à la fois d’une richesse historique, et parfois anecdotiques :
« Parmi les hommes représentants les mouvements de libération aux célébrations du 1e novembre figuraient les poètes Viriato da Cruz et Mario de Andrade, du Mouvement populaire de libération de l’Angola ( MPLA), ainsi que leur président Agostino Neto et Lúcio Lara ; Eduardo Mondlane et Marcelino dos Santos du Front de libération du Mozambique (FRELIMO) ; les Sud-Africains Oliver Tambo et Johnny Makatini, du Congrès national africain (ANC), et Sam Nujoma, de l’Organisation du peuple Sud-Ouest africain (SWAPO). Nous prenions nos repas ensemble dans un petit restaurant sur la rampe qui descend vers les rues basses, en bordure de la Méditerranée. Nous assistions aux réceptions dans le vieux palais ottoman, à des pièces de théâtre et à des concerts en villes (…). Nous commémorions ensemble la fête algérienne. »
Elaine étant l’une des seules anglophones du gouvernement algérien, et donc la plus à même d’accueillir les Black Panthers, elle fait office d’interprète aussi bien pour la langue que pour les coutumes. Elle confie à propos des panthères noires « Leur style de vie était américain : ils étaient généreux, dotés d’un franc-parler, et libres. (…) Ils sortaient en ville avec des femmes étrangères et algériennes (…). Ils étaient des hôtes hautement visibles dans un environnement ombragé et conservateur ».
Les mémoires écrits par Elaine Mokhtefi permettent alors de découvrir les coulisses de cette histoire.
2. Un récit qui ne tombe pas dans l’idéalisation nationaliste de cette période.
Une chose intéressante à relever dans ces mémoires est la non-idéalisation de cette période d’exaltation. Bien que proche des Black Panthers et personnellement amie avec eux, Elaine Mokhtefi ne mâche pas ses mots concernant le manque de considération dont ils faisaient preuve envers l’Algérie. Elle écrit « Les Panthers ne se préoccupaient pas de la politique algérienne. (…) Quand bien même leur compréhension du français s’était considérablement améliorée, ils ne lisaient guère la presse francophone ». Elle les dépeint ainsi comme des hôtes très peu investis finalement, aboutissant à une gaffe diplomatique qui causera la fin de la présence des Black Panthers à Alger en 1972 : Elaine Mokhtefi pose à ce jour un regard très critique sur la Mecque des révolutionnaires, et complexifie ce mythe à travers une réalité qui ne se trouve pas être aussi limpide qu’espéré.
Ainsi, ces mémoires constituent un témoignage précieux sur une période très peu explorée, qui se trouve par conséquent en danger face à une tendance à être oubliée entre la Guerre d’Algérie et la décennie noire.
Par Maïssa