Écorces est un roman écrit par Hajar Bali, écrivaine algérienne, paru en 2020 à propos de la transmission des mémoires au sein d’une famille algérienne. C’est la recommandation de la semaine de Récits d’Algérie, par Mayssa.
Hajar Bali, de son vrai nom Djalila Kadi Hanifi, a longtemps été professeure de mathématiques à l’université des sciences de Bab Ezzouar (Alger), et rédige en 2020 son premier roman, après avoir publié des pièces de théâtre et des nouvelles. Ce dernier a été doublement édité : par la jeune maison d’édition algéroise Barzakh, et en France par Belfond. L’auteure a emprunté son pseudonyme en référence à sa grand-mère maternelle (Bali) et Hajar, personnage du Coran et de l’Ancien Testament.
Le récit et l’Histoire
Nour, 23 ans, est étudiant en mathématiques (comme le fut l’auteure) et vit à Alger avec trois générations d’aïeules : sa mère Meriem, sa grand-mère Fatima et son arrière-grand-mère Baya, la matriarche du foyer. Cheffe de famille, gardienne de ses secrets, Baya a vu l’histoire de l’Algérie défiler sous ses yeux : née sous la colonisation, témoin des massacres du 8 mai 1945, de la guerre pendant laquelle son fils s’engage au FLN, puis de la liesse de l’indépendance. Elle vit également la décennie noire, et enfin les prémices d’un Hirak qui ne dira pas encore son nom. Presque un siècle d’histoire nationale traverse ce récit, qui n’a pas l’intention de raconter l’Histoire mais les histoires par ceux qui l’ont vécue, en s’intéressant à une famille algérienneDans ce roman, on ne trouve pas de longues descriptions des évènements historiques mais, au travers d’anecdotes et de moments dans la vie des personnages, on mesure l’ampleur de la violence et l’horreur de la colonisation ainsi que les humiliations qui pénétraient jusqu’au plus profond des intimités.
Extrait : « Mais le Saindoux, sur la défensive, s’est vite emparé de son arme qu’il gardait à sa ceinture. L’épouse du palefrenier s’est ainsi retrouvée veuve à vingt-cinq ans, son troisième bébé accroché à son gros sein encore gorgé de lait, mais altière, le regard sec, même pas honteuse d’exhiber ainsi sa poitrine, que Saindoux, retirant tantôt le châle qui la protégeait, avait tâté de sa sale patte, tandis que de l’autre il tripotait ses fesses. Après ça, elle a disparu, elle et ses enfants. On ne l’a plus revue. Je me souviens que, ce jour-là, comme ça, le sein à l’air, elle a regardé Saindoux un long moment. Il a fini par baisser les yeux. » (Pages 167-168 éditions Belfond)
Les mathématiques dans le roman
La formation universitaire de l’auteure est très présente dans le roman : Nour et ses amis étudient les mathématiques et discutent régulièrement de leurs recherches. Ils s’attellent à tenter de « désaxiomatiser » la pensée : soit sortir, s’extraire de ses propres paradigmes (au sens psychologique du terme), contredire ce qui n’a jamais été remis en question pour oser entrevoir un autre monde (en mathématique, un axiome est un postulat, une proposition non démontrée, admise, qui sert de base à un raisonnement ou une théorie mathématique, ndlr).
Cela fait écho à la vie du jeune Nour, étouffé par les femmes de sa famille qui le protègent autant qu’elles l’enferment, sans que ce mode de vie ne soit contesté. Contrairement à ses ascendants masculins de nature plutôt passive, il va essayer de trouver la liberté, de percer les secrets de famille et les non-dits : précisément ce que la matriarche Baya avait consacré son existence à lui cacher.
La narration
Plusieurs narrateurs, et surtout narratrices se succèdent dans ce roman : on lit leurs souvenirs et leurs pensées qui, mises bout à bout reconstituent l’histoire familiale. La narration n’est pas linéaire ni chronologique : de nombreux ellipses et retours en arrière rythment la lecture. Baya transmet les mémoires de la famille à son arrière-petit-fils, lui raconte son enfance et les figuiers, symboles de l’exil. Nour à son tour relate à son amie l’épopée de cette femme courage. Meriem dépeint à son fils les jeunes années de son père Kamel et ainsi de suite, le tout formant un récit cohérent, haletant et plein de surprises.
- Il faudra que tu ailles un jour cueillir des figues à même l’arbre. Tu comprendras alors ce que je dis là. Cette chose qui nous vient de loin, de nos ancêtres. C’est très important. Tu m’entends ?
- Oui, Baya. Cueillir la figue à même l’arbre, comme tu le faisais toi.
- Tu verras que ça change.
- Ça change quoi ?
- Tu changes, toi. Tu vas t’apercevoir du changement en toi. Il te dira, il te répondra. Tu verras.
- Il me dira quoi ?
- Tu verras, je te dis. Ça dépend de toi. Tu sauras. Il te rappellera ton enfance au village. Comme ça, l’espace d’une seconde.
- Je n’ai pas eu d’enfance au village, Baya.
- Tu verras que si !
(page 13, édition Belfond).
Ressenti personnel
Ce livre est un véritable chef d’œuvre, d’une grande maturité – d’autant plus qu’il s’agit d’un premier roman, il porte l’empreinte d’une femme brillante qui a su nous tenir en haleine le long de ces 300 pages. Il rend compte de la complexité du monde, de l’Algérie, de ses paradoxes, que le langage seul ne peut restituer, d’où la pertinence de l’apport des mathématiques et de la musique dans le récit. Il est presque prémonitoire, rédigé juste avant le début du Hirak, dont la fin du roman permet d’en sentir les débuts. A une plus petite échelle, cet ouvrage explore des questions liées à l’amour, à la famille, aux secrets, à la tradition… En espérant que d’autres romans aussi complets et captivants soient prochainement publiés.
Par Mayssa. Merci à Ranine pour sa relecture.